Pourquoi les sénateurs veulent un livret pour financer l’armée ?

Le Sénat a adopté un amendement au projet de loi de programmation militaire visant à créer un livret d’épargne souveraineté pour financer les TPE et PME de l’industrie militaire. Il vise à répondre à leurs problèmes d’accès au financement bancaire.
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 -  Dassault Aviation - C. Cosmao

Est-ce le revers de l’ISR ? A coups de réglementations et d’orientations stratégiques, les financiers ont déserté l’industrie militaire. La majorité des sociétés de gestion ne veut plus en entendre parler et les banques leur ferment massivement leurs portes. C’est ce que soulignent déjà deux rapports et qui explique la volonté des sénateurs de recourir à l’épargne populaire pour remédier aux difficultés des TPE et PME de la défense.

Soutenir les entreprises de la BITD

Jeudi 29 juin, les sénateurs ont adopté un amendement à la proposition de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030, visant à créer un «livret d’épargne souveraineté» pour financer la défense française. Sont concernées les petites et moyennes entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD) française. Son fonctionnement devrait peu ou prou se caler sur celui du Livret A et du Livret de développement durable et solidaire (LDDS).

L’amendement a été proposé par le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Christian Chambon (Val-de-Marne ; Les Républicains), sur la base d’un rapport des sénateurs Pascal Allizard (Calvados ; Les Républicains) et Yannick Vaugrenard (Loire-Atlantique ; Parti Socialiste) (1). Peu de détails sont apportés par le texte, les sénateurs renvoyant au Conseil d’Etat, aux ministères de l’Economie et celui de la Défense de les préciser par décrets.

C’est justement sur cette imprécision que l’opposition a axé ses critiques, mais aussi sur le risque de cannibalisation avec les autres livrets d’épargne réglementés. A l’instar du sénateur écologique Guillaume Gontard, qui a fait part de ses réserves lors de l’examen du texte : «Le Livret A finance les logements sociaux, mais aussi des projets d’infrastructures des collectivités locales et des équipements municipaux. Une partie de ces fonds, ainsi que le Livret de développement durable et solidaire (LDDS) est allouée au financement de la rénovation énergétique des logements. Des secteurs dans lesquels des investissements massifs sont indispensables», a-t-il ainsi fustigé. Il a également remis en cause le besoin de financement de l’industrie d’armement, «bien loin d’être en peine» selon lui. «Rappelons que la France est le troisième exportateur mondial d’armes derrière les Etats-Unis et la Russie. Menacer le financement du logement social pour financer les industriels de l’armement qui n’en ont aucunement besoin nous apparait inacceptable», a-t-il martelé.

En réalité, depuis la guerre en Ukraine qui a dynamisé le marché mondial de l’exportation d’armes, la France est devenue le deuxième exportateur, devant la Russie, la Chine et l’Allemagne. C’est ce qu’a révélé le dernier rapport du Sipri (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm) publié en mars 2023. Entre les deux périodes 2013-2017 et 2018-2022, les ventes de l’Hexagone ont augmenté de 40%, faisant passer son poids sur le marché de 7,1% à 11%. Cet essor repose très largement sur les ventes du Rafale (92 commandes en 2022).

Christian Cambon balaye toutes ces critiques, arguant que le livret souveraineté servirait à financer les TPE et PME, et non les grandes entreprises de la BITD. «Sa création n’a rien de bancal ni d’improvisé. Le livret vise à répondre aux grandes difficultés de ces entreprises qui se voient refuser l’accès au financement bancaire, du fait des règles de taxonomie imposée par Bruxelles et de la frilosité des banques», a-t-il défendu.

60% des entreprises de la BITD peinent à se financer auprès des banques

Si le rapport de Pascal Allizard et Yannick Vaugrenard est à l’origine de l’amendement, les difficultés de financement des TPE et PME de la BITD étaient déjà connues.

Au sortir du Covid, à l’été 2020, une mission flash a été menée par les deux députés Françoise Ballet-Blu (Vienne ; La République en marche) et Jean-Louis Thiériot (Seine-et-Marne ; Les Républicains) (2). Bien que leur rapport ait estimé que les difficultés sont «encore globalement maîtrisées», il alertait déjà sur le «risque d’un affaiblissement du tissu industriel de défense» et «d’un effritement de notre autonomie stratégique et de notre souveraineté». Les deux rapporteurs expliquent la frilosité des banques par «méconnaissance générale de l’industrie de défense, de ses enjeux comme de ses pratiques, mais aussi par le durcissement du cadre juridique qui fait de la ‘conformité' le nouveau juge de paix de son financement».

Le rapport des sénateurs Pascal Allizard et Yannick Vaugrenard s’inscrit dans la continuité et souligne un accroissement des difficultés. Il serait notamment lié à la pratique du «name and shame» qui «se développe tout particulièrement pour l’application du traité sur l’interdiction des armements nucléaires (TIAN) qui est entrée en vigueur le 22 janvier 2021, mais dont il faut rappeler que les pays détenteurs de l’arme nucléaire ne sont pas signataires», écrivent-ils dans leur rapport.

Pour appuyer leurs dires, les deux sénateurs reprennent également les chiffres de la Direction générale du Trésor public (DG Trésor). Selon l’administration, 60% des entreprises de la BITD éprouvent des difficultés pour se financer auprès des banques. Dans la moitié des cas, cela serait dû au pays de destination des exportations d’armes (Etats sensibles, situation des droits humains, etc.) et dans l’autre moitié, à la situation financière de l’entreprise elle-même.

Le «pourquoi pas» de Bercy

S’exprimant à la suite des sénateurs, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a salué un «signal cardiaque» envoyé par le Sénat tout en soulignant qu’il restait encore du chemin à parcourir. Il a rappelé qu’il revenait au ministère de l’Economie de définir les détails techniques du livret, et relayé les «doutes de Bercy [sur le Livret souveraineté] pour des raisons techniques». Le ministre a ainsi plaidé pour des discussions en commission mixte paritaire pour parvenir à un accord sur le sujet.

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