
Politique monétaire, les conditions du pivot

Jerome Powell, le président de la Fed, l’a reconnu le 3 mai. Après les dernières hausses de taux annoncées au début du mois de mai, les grandes banques centrales approchent du but. Les institutions monétaires commencent à donner une idée des taux d’intérêts terminaux : autour de 5,25% pour la Fed (haut de fourchette), qui s’arrêterait donc face aux premiers effets de son action, de 3,50%-3,75% pour la Banque centrale européenne (BCE), et de 4,75% pour la Banque d’Angleterre (BoE).
Ces pics amènent désormais les marchés à parier sur le moment où les décideurs monétaires entameront un mouvement de baisse, le fameux «pivot» ou «deuxième pivot» après une pause, qu’ils voient débuter cet automne aux Etats-Unis, et plutôt début 2024 en zone euro.
Quels délais ?
La perception du chemin parcouru et des risques ou de ce qu’il reste à faire dépend de très nombreuses variables. «Et aussi du mandat de chaque banque centrale», rappelle Paul Chollet, économiste senior au sein du Crédit Mutuel Arkéa. «Celui de la Fed portant sur trois volets (inflation-emploi-stabilité financière), la récente instabilité bancaire a impliqué une pause dans la hausse des taux, même si elle voudra voir les premiers effets sur l’emploi pour confirmer son pivot», poursuit-il, en anticipant une récession plus forte que celle valorisée par les marchés au travers du fameux «soft landing» (atterrissage en douceur).
Après que Jerome Powell a reconnu le 3 mai une politique «peut-être suffisamment restrictive», le chef économiste de BNP Paribas a étudié les données économiques au moment où la Fed avait cessé de relever ses taux dans les cycles précédents. «L’expérience montre que chaque cycle de resserrement est différent, mais le parallèle le plus évident se trouve avec l’arrêt de mai 2000, quand la situation du marché du travail était également très bonne, et quand, malgré une inflation inférieure et des conditions financières neutres, le FOMC s’était inquiété de conditions de crédit significativement durcies pour 25% de banques, à comparer à 46% dans la dernière enquête Bank Lending Practices, détaille William De Vijlder. Aujourd’hui, le défi est immense compte tenu des données d’inflation et d’emploi, mais la Fed semble tenir compte de l’accumulation des hausses et des effets différés.»
En zone euro, la BCE n’a pas de mandat direct sur l’emploi, ce qui peut expliquer une vue plus restrictive, confirmée par les récentes sorties de gouverneurs comme Isabel Schnabel et Klaas Knot en faveur de nouvelles hausses de taux au regard des seules données du moment.
L’institution de Francfort a pourtant établi depuis juillet 2022 un resserrement tout aussi inédit qu’aux Etats-Unis (+375 pb vs +500 pb). Si les délais de diffusion à l’économie atteignent en théorie entre 12 et 18 mois, l’expérience actuelle va donner l’occasion de les vérifier. L’économiste Christina Romer, de l’Université de Californie-Berkeley, vient de confirmer dans un article pour le National Bureau of Economic Research (NBER) son analyse de janvier, selon laquelle l’effet maximum sur le chômage se produisait plutôt 27 mois après le début du resserrement aux Etats-Unis. «Les modèles d’Oxford Economics donnent, un an après un choc de taux synchronisé de 100 pb entre les grandes banques centrales, une baisse de 0,2 point de pourcentage - pp - de PIB aux Etats-Unis, indique William De Vijlder. Et de 0,4 pp de PIB en zone euro». Cet effet plus marqué en zone euro est probablement dû à une exposition supérieure des agents aux taux variables, par le biais des prêts bancaires aux entreprises et prêts immobiliers dans certains pays, et d’une économie plus ouverte qui conduit à subir plus fortement les resserrements à l’étranger.
«Certains pensent que les délais de transmission pourraient être plus rapides cette fois, mais l’épargne accumulée par les ménages et les entreprises semble pouvoir prolonger les dépenses et les investissements en zone euro aussi», nuance Samy Chaar, chef économiste de Lombard Odier. «Aux Etats-Unis, les créations d’emplois continuent à se modérer, les salaires à décélérer, et l’inflation sous-jacente dans les services hors loyers semble même commencer à ralentir, remarque Florence Pisani, directrice de la recherche chez Candriam. La Fed dispose maintenant d’un faisceau d’indices qui la pousse logiquement à faire une pause, sans raison de rebaisser rapidement ses taux.»
Quels risques ?
L’abandon par les grandes banques centrales des indications prospectives sur leur politique monétaire («forward guidance») a laissé place à l’analyse des données «spot». Avec le risque de mal appréhender les effets différés de la hausse des taux.
«Il peut y avoir des effets très hétérogènes, également liés aux niveaux d’endettement des agents économiques, et des effets de seuils mal connus à chaque nouveau relèvement, un peu comme pour un pilote automobile qui accélère à chaque tour de piste, poursuit William De Vijlder. On parle souvent des problématiques liées à la confiance des agents économiques (cycles de Pigou) : une entreprise soudainement déçue d’anticipations trop optimistes pourrait décider, alors que les conditions financières se durcissent et que la productivité baisse en même temps, d’arrêter ses investissements, avec les effets induits sur la croissance et encore plus sur l’emploi futur.»
Après une période de réouverture, qui soutient la consommation et encore un peu l’emploi, les économistes de BNP Paribas anticipent une «récession soft» aux Etats-Unis pour les trois trimestres de juillet 2023 à mars 2024. Ils sont plus pessimistes que le «soft landing» du consensus. Ils prévoient en conséquence des baisses des taux Fed Funds jusqu’à 3,50% fin 2024, suivies, avec un trimestre de décalage, de baisses jusqu’à 2,75% à la BCE.
«L’économie américaine semble s’orienter vers un retour à la normale grâce au resserrement en cours, mais comme pour un marathon, le risque d’accident augmente en fin de parcours. La BCE pourrait d’ailleurs aussi s’arrêter après le relèvement de juin (à 3,50% a priori), car beaucoup d’informations interviendront avant la réunion de fin juillet», ajoute Samy Chaar. L'économiste anticipe, comme le consensus, un retour du taux de dépôt à 2,75% fin 2024.
«La forte hausse des taux avait eu des effets sur la solvabilité des ménages américains en 2007 à cause des prêts immobiliers à taux variables, rappelle François Geerolf, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et professeur assistant à l’Université de Californie-Los Angeles (UCLA). Elle semble en avoir davantage sur le bilan des banques en 2023, conséquence d’un risque déporté sur ces institutions qui ont fait plus de prêts à taux fixes. Avec toujours l’immobilier comme secteur plus sensible aux dangereuses distorsions qu’implique la politique monétaire», ajoute-il.
Florence Pisani évoque ce sujet en zone euro, «où l’investissement résidentiel va être sensiblement freiné, mais avec des situations très hétérogènes à gérer pour la BCE». Les taux sur les nouveaux crédits sont nettement moins remontés en France qu’en Allemagne, et certains pays comme l’Espagne sont encore très exposés aux taux variables. «La baisse des prix de l’énergie et donc aussi de l’inflation devrait redonner un peu de pouvoir d’achat aux ménages au deuxième semestre», ajoute-t-elle.
«On partage l’idée que le reflux de l’inflation pourrait être plus fort que prévu en 2024, et que la zone euro est plus exposée aux taux variables, poursuit Paul Chollet. En revanche, avec 74% de taux de participation, la structure du marché du travail laisse moins de marge de manœuvre aux Etats pour diminuer la pression sur les salaires en cas de nouveau choc d’inflation par rapport aux Etats-Unis, où le taux de participation est en baisse structurelle depuis vingt ans». De qui expliquer, selon lui, les craintes exprimées en zone euro d’une boucle prix-salaires.
Quel taux neutre ?
En soustrayant au taux directeur les anticipations d’inflation, certains observateurs estiment que les Etats-Unis et la zone euro sont encore en territoire accommodant… Mais les règles de Taylor n’ont pas de sens à cause des effets retardés du resserrement : nombre d’économistes sont sceptiques sur le concept de taux neutre d’équilibre pour une inflation à 2%, et même la Fed a arrêté de le calculer.
«Le taux neutre d’équilibre est un taux d’intérêt réel, qui n’est pas le seul facteur pour les décisions d’investissement : le taux nominal est également important pour les agents économiques et pour l’Etat, ce qui fragilise cette notion, supposant qu’une hausse de l’inflation de 1% a le même effet stimulant sur l’économie qu’une baisse du taux nominal de 1%», rappelle François Geerolf. Pour Paul Chollet, «on peut quand que le taux neutre nominal est remonté d’environ 1 pp en zone euro avec les investissements post-Covid, l’effet sur les prix de la transition environnementale et les gains de productivité attendus, pour un potentiel de croissance toujours proche de 1%». Dans ce débat, le taux neutre d’équilibre reste encore une question sans réponse.
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