
Une réforme plus politique que technique
Traduisant les annonces du président de la République au cours du grand débat national et celles du ministre de l’Economie et des Finances à propos de l’affaire Carlos Ghosn, le projet de loi de finances pour 2020 introduit une nouvelle disposition venant fixer les critères de domiciliation fiscale, dans le dessein affiché, d’imposer les dirigeants des grandes entreprises françaises sur leurs revenus mondiaux. Un bref rappel des règles existantes, fixant la résidence fiscale nous semble nécessaire avant de présenter le nouveau dispositif et ses impacts, dont certains n’étaient pas forcément attendus.
Les critères actuels de domiciliation fiscale. En application de l’article 4 B du Code Général des Impôts (CGI), sont aujourd’hui considérées comme ayant leur domicile fiscal en France, les personnes qui, alternativement, y ont leur foyer ou leur lieu de séjour principal (critère d’ordre personnel) ; y exercent une activité professionnelle, salariée ou non, à titre principal (critère d’ordre professionnel) ou encore y ont le centre de leurs intérêts économiques (critère d’ordre économique). Les personnes dont le domicile fiscal est situé en France sont soumises à une obligation fiscale dite « illimitée» et, par conséquent, y sont assujetties à l’impôt sur l’ensemble de leurs revenus, de source française comme étrangère. A l’inverse, les personnes dont le domicile fiscal se situe à l’étranger ne sont imposables en France qu’à raison de leurs revenus de source française (obligation fiscale « limitée »). Il en résulte qu’un dirigeant d’une société française, résident fiscal étranger, est passible de l’impôt en France sur certains revenus de source française (e.g. rémunérations, dividendes, jetons de présence). Toutefois, comme l’atteste l’introduction récente d’une taxe sur les services numériques (taxe « GAFA»), le gouvernement français s’efforce d’adapter les critères de territorialité de l’impôt aux réalités d’une économie de plus en plus mondialisée.
L’élargissement du critère professionnel laissant une grande place à l’interprétation. L’article 3 du projet de loi de finances pour 2020 propose de compléter le critère d’ordre professionnel évoqué ci-dessus en précisant que les dirigeants des entreprises dont le siège social est situé en France et dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur à 250 millions d’euros, sont considérés comme exerçant leur activité professionnelle principale en France. Selon le rapporteur général, «entre 700 et 1500 entreprises seraient concernées ». Compte tenu de la rédaction actuelle du texte («(…) entreprises dont le siège est situé en France et qui y réalisent un chiffre d’affaires(…) »), il pourrait être considéré que seul le chiffre d’affaires français doit être pris en compte. Par ailleurs, en présence de sociétés contrôlant d’autres sociétés au sens de l’article L. 223-16 du code de commerce, le chiffre d’affaires doit être déterminé sur la base d’une consolidation « par le bas ». Autrement dit, le texte envisage d’additionner les chiffres d’affaires de la société contrôlante et des sociétés contrôlées. Dès lors, les dirigeants des sociétés contrôlées ne devraient pas être impactés par cette modalité de consolidation (puisque ces dernières ne contrôlent pas elles-mêmes d’autres sociétés).
Une clause balai insérée par le gouvernement. Si le texte proposé contient une liste exhaustive quant à la nature des fonctions concernées (i.e. le président du conseil d’administration, le directeur général, les directeurs généraux délégués dans les SA de type moniste, le président du conseil de surveillance, le président et les membres du directoire dans les SA de type dualiste, les gérants dans les SNC, SCA et SARL et enfin le président et directeurs généraux délégués dans les SAS), le gouvernement n’a pas manqué d’y insérer une clause balai visant les « dirigeants ayant des fonctions analogues ». Cette dernière viserait les dirigeants soumis au régime fiscal des salariés dans les autres sociétés ou établissement à forme particulière (selon nous, il s’agirait principalement des sociétés de fait ou de participation).
L’exposé des motifs de l’article 3 du projet de loi de finances précise par ailleurs que la mesure s’appliquerait à compter des revenus de l’année 2019. Une telle rétroactivité serait toutefois susceptible de heurter le principe jurisprudentiel de confiance légitime, protégeant notamment les contribuables contre toute modification de la réglementation existante sans avertissement préalable et avec effet immédiat. En pratique, le nouveau dispositif pourrait être particulièrement préjudiciable aux dirigeants résidents fiscaux étrangers en 2019, déjà imposés en France par voie de retenue à la source.
Des effets limités en présence de conventions fiscales. Le nouveau critère de domiciliation envisagé devrait produire des effets limités en pratique en raison du jeu des conventions fiscales, par principe, d’une valeur supérieure au droit interne de chaque Etat. Lorsqu’une personne physique est considérée comme résidente fiscale de deux Etats, le conflit de résidence est tranché par la convention fiscale applicable. Dès lors, le dirigeant d’une entreprise française, considéré aujourd’hui comme résident fiscal étranger en application d’une convention fiscale, devrait le rester indépendamment de l’application ou non d’un nouveau critère de domiciliation. Cela dit, le texte devrait toutefois produire des effets non négligeables en l’absence de convention fiscale signée avec la France ou en présence de conventions fiscales octroyant aux expatriés un régime fiscal de faveur ne leur permettant pas de se prévaloir de la qualité de résident fiscal (e.g. Italie, Suisse, certains pays du Golfe). Dans de telles hypothèses, le droit interne français serait pleinement applicable.
Un nouveau critère de domiciliation qui n’est pas neutre. Contrairement à l’objectif initial du gouvernement, à savoir imposer les revenus d’activité des dirigeants de grandes entreprises françaises, le nouveau critère de domiciliation pourrait produire des conséquences inattendues en matière de fiscalité patrimoniale, l’assiette des droits de mutation à titre gratuit (succession et donation) et de l’impôt sur la fortune immobilière dépendant intrinsèquement de la résidence fiscale du donateur/défunt ou du propriétaire.
Dès lors, un résident fiscal étranger, qui deviendrait résident fiscal français, en raison de l’exercice d’un mandat de dirigeant social au sein d’une société française, réalisant un chiffre d’affaires annuel supérieur à 250 millions d’euros, pourrait voir l’intégralité de son patrimoine (biens meubles et immeubles situés en France ou hors de France) taxés en France au titre de sa transmission (succession/donation) ou de sa simple détention (impôt sur la fortune immobilière).
Attention aux conséquences sur la fiscalité patrimoniale. La grande majorité des conventions conclues par la France ne couvrant que l’impôt sur le revenu, il est ainsi possible de redouter une hausse de la pression fiscale pesant sur les investisseurs étrangers. Compte tenu de la primauté des conventions fiscales conclues par la France sur son propre droit interne, les conséquences pratiques de la mesure introduite par le gouvernement semblent devoir être minimisées. Le dispositif pourrait toutefois produire des conséquences non négligeables en matière de fiscalité patrimoniale.
En contradiction avec l’attractivité fiscale recherchée. Enfin, si la mesure, telle qu’étudiée, venait à être définitivement adoptée par le parlement, elle nous paraîtrait contraire à l’objectif du gouvernement qui, depuis 2017, cherche à accroitre l’attractivité fiscale de la France aux yeux des « talents » étrangers. En effet, si le dispositif commenté ci-dessus ne paraît pas viser les administrateurs de sociétés françaises dont une majorité croissante réside fiscalement à l’étranger, on ne peut s’empêcher d’y reconnaître la situation rencontrée en 2013, avec la taxe de 75 % et les amalgames qui avaient été faits, conduisant certains à estimer, à tort, que la France n’était décidément plus une terre d’accueil pour les affaires. A méditer?
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