
Lorsque la force majeure s’invite...

Avec la crise mondiale du Covid-19, à l’heure où les marchés financiers jouent aux montagnes russes et où la récession se profile, le Président de la République française a fait savoir, dans son allocution du 16 mars 2020 au soir, que les entreprises françaises, petites et grandes, seraient soutenues par l’Etat et « qu’aucune […] ne sera livrée au risque de faillite ». Ont été annoncées entre autres mesures de sauvetage des entreprises, une garantie par l’Etat des prêts bancaires accordés aux entreprises à hauteur de 300 milliards d’euros, un dispositif exceptionnel de report de charges fiscales et sociales ainsi que des loyers, de soutien ou report d'échéances bancaires, la suspension des factures d’eau, de gaz ou d'électricité ainsi que l’élargissement d’un dispositif de chômage partiel. Certaines banques françaises ou assureurs-crédit ont déclaré vouloir prendre des initiatives pour aménager les échéances de remboursement de crédits. Malgré ces annonces, de nombreuses entreprises s’interrogent pour leur avenir et doutent, soit de la possibilité de mettre en œuvre ces mesures, soit de leur efficacité.
Des conditions à respecter. Indépendamment de ces mesures exceptionnelles, quelles solutions juridiques peuvent pallier les effets dévastateurs de la crise du Covid-19 ? En droit français, la force majeure comme l’imprévision sont des outils susceptibles d’être utilisés pour suspendre l’exécution d’un contrat. Mais pas à n’importe quelles conditions. D’une part, il est nécessaire de vérifier si le contrat dont la suspension est souhaitée contient une clause dite de force majeure ou d’imprévision. S’agissant, premièrement, de la force majeure, l’article 1218 du Code civil prévoit :
« Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur. »
Traditionnellement, la doctrine enseigne que trois critères doivent systématiquement être vérifiés pour constater si la situation relève d’un cas de force majeure :
- Le caractère extérieur de l’évènement, c’est-à-dire hors du contrôle du débiteur de l’obligation contractuelle ;
- Le caractère irrésistible de l’évènement, qui renvoie à l’impossibilité d’agir pour empêcher sa survenance ;
- Son caractère imprévisible au moment de la conclusion du contrat.
Il est cependant possible que, lors de la négociation, les parties aient contractuellement prévu leur propre définition de la force majeure incluant par exemple les cas d’épidémies ou de pandémies, étant ici rappelé que le virus Covid-19 a bien été qualifié, par l’Organisation Mondiale de la Santé, de pandémie.
Le contrat étant « la loi des parties», la clause de force majeure s’appliquera mais il incombera aux parties de veiller à respecter ses effets contractuellement prévus (suspension temporaire d’exécution, résolution du contrat, …). Si le contrat ne prévoit pas les conséquences de la force majeure, ou que la notion même de force majeure n’y est pas définie, le juge saisi appréciera au cas par cas, à la lumière des trois critères cumulatifs d’extériorité, d’imprévisibilité et d’irrésistibilité, si les faits invoqués relèvent ou non d’un cas de force majeure au sens de l’article 1218 du Code civil.
Refus des tribunaux. La question à laquelle les juridictions devront répondre est celle de savoir si, par exemple, l’entreprise aurait pu raisonnablement prévoir des mesures pour maintenir ses approvisionnements, ses livraisons…Selon que l’empêchement est temporaire ou définitif, le contrat sera suspendu dans le premier cas, ou résolu dans le second. On signalera que les tribunaux ont, auparavant, refusé de voir un cas de force majeure dans certaines situations de crises sanitaires passées.
Ainsi, dans le cas de la grippe H5N1, la Cour d’appel de Toulouse(1) a jugé :
« La force majeure est une circonstance exceptionnelle, étrangère à la personne de celui qui l’éprouve, qui a eu pour résultat de l’empêcher d’exécuter les prestations qu’il devait à son créancier, elle doit présenter trois caractères cumulatifs, elle doit être imprévisible, insurmontable et irrésistible. »
Cependant, la Cour avait décidé en l’espèce que l’impact du confinement des animaux malades de la grippe aviaire sur les résultats de l’exploitation d’une entreprise «n’établit pas qu’il présentait un caractère insurmontable et irrésistible susceptible de lui conférer la qualification d’événement de force majeure ».
Un caractère irresistible. Dans le cas du chikungunya, les tribunaux (2) avait jugé que cette maladie ne remplissait pas le critère du caractère irrésistible dans la mesure où elle pouvait être soignée par des antalgiques :
« S’agissant de la présence du virus chikungunya, en dépit de ses caractéristiques (douleurs articulaires, fièvre, céphalées, fatigue…) et de sa prévalence dans l’arc antillais et singulièrement sur l’île de Saint-Barthélemy courant 2013-2014, cet événement ne comporte pas les caractères de la force majeure au sens des dispositions de l’article 1148 du code civil. En effet, cette épidémie ne peut être considérée comme ayant un caractère imprévisible et surtout irrésistible puisque dans tous les cas, cette maladie soulagée par des antalgiques est généralement surmontable (les intimés n’ayant pas fait état d’une fragilité médicale particulière) et que l’hôtel pouvait honorer sa prestation durant cette période. »
A propos de la peste, il a été jugé qu’en l’occurrence, l’épidémie n’était pas suffisamment (3) certaine ou grave et qu’une protection contre le risque de contagion pouvait être assurée par la prise préventive d’antibiotiques.
Concernant l’épidémie du virus EBOLA ayant sévit en Afrique de l’Ouest en 2013, la Cour d’appel de Paris (4) avait rappelé que, quand bien même une crise sanitaire pourrait être qualifiée de force majeure, encore faut-il démontrer le lien de causalité entre la survenance de cet évènement et le préjudice.
Une première en la matière. Toutefois, à propos du virus Covid-19, la Cour d’appel de Colmar (5) a rendu une décision qui constitue, à notre connaissance et au moment où nous rédigeons ces lignes, la première en la matière. En l’espèce, le demandeur faisait appel d’une décision du juge des libertés et de la détention qui avait confirmé son placement en rétention administrative. Il s’est avéré que le demandeur était tenu en rétention administrative dans un centre dans lequel l’une des personnes également retenue présentait les symptômes du virus et était en cours de dépistage. L’impossibilité pour le demandeur de se rendre à l’audience d’appel a été considéré comme un cas de force majeure. La portée de cette décision reste limitée car elle ne visait pas l’exécution d’un contrat.
Concernant l’épidémie de coronavirus, il appartient au juge saisi d’apprécier la possible qualification de force majeure au regard des circonstances de chaque espèce en recherchant si le cocontractant qui l’invoque pouvait mette en place des mesures adéquates pour surmonter les effets négatifs de l’épidémie sur l’exécution du contrat (par exemple recherches de solutions alternatives d’approvisionnement ou de production sur d’autres sites).
Le cas de l’imprévision. S’agissant ensuite de l’imprévision, elle est désormais prévue à l’article 1195 du Code civil. Auparavant rejetée par la jurisprudence civile au nom de la force obligatoire du contrat (6), sauf naturellement si les parties avaient contractuellement prévu et aménagé ce cas, la théorie de l’imprévision a fait son entrée dans le Code civil avec l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des obligations. L’article 1195 prévoit désormais que :
« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d'échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. »
Au sens de cet article, on entend par imprévision le cas où :
- Un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat survient au cours de l’exécution de ce dernier ;
- Ce changement rend l’exécution contractuelle excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque.
Comme pour la force majeure, il conviendra, avant tout, de relire soigneusement le contrat dont la suspension ou la résolution est demandée.
En effet, l’article 1195 du Code civil offre aux parties la possibilité d’accepter d’assumer les conséquences d’une éventuelle imprévision et, partant, de renoncer au bénéfice d’une renégociation (7). Dans les contrats commerciaux, il est courant de voir une stipulation contractuelle prévoyant l’exclusion de toute modification en cas d’imprévision. Si aucune clause contractuelle n’exclut la possibilité d’une renégociation du contrat pour imprévision, deux hypothèses peuvent se présenter :
- Soit le contrat définit les conditions dans lesquelles il pourra être révisé et les parties pourront l’aménager en suivant ces prescriptions ;
- Soit le contrat ne prévoit pas les conditions de la révision ; les parties devront alors négocier entre elles pour définir les nouveaux termes de leur accord. Si elles ne parviennent pas à s’entendre, elles pourront d’un commun accord, mettre fin au contrat.
Elles ont également la possibilité, si elles n’arrivent ni à s’accorder sur une adaptation du contrat ni sur sa fin, de demander l’intervention du juge qui révisera la convention ou y mettra un terme dans les conditions qu’il fixera. D’autre part, l’entreprise devra aussi vérifier si le contrat litigieux prévoit d’autres aménagements, en dehors de la force majeure et de l’imprévision, permettant à une partie de modifier temporairement l’exécution de ses propres obligations. Par exemple, les contrats de crédit immobilier contiennent parfois des clauses dites de modularité offrant la possibilité de baisser les mensualités de remboursement et de les rééchelonner. La présence d’une clause de médiation permettra d’enclencher une médiation pour tenter de trouver une solution négociée entre les parties pour surmonter la difficulté d’exécution du contrat. Pour ses marchés publics, l’Etat français a d’ores et déjà annoncé qu’il reconnaissait le virus Covid-19 comme un cas de force majeure. En conséquence, pour tous les marchés publics d’État, les pénalités de retards ne seront pas appliquées.
En conclusion, il est recommandé, avant tout, de relire soigneusement les conventions dont l’exécution paraît compromise afin de vérifier :
1) l’existence d’une clause de force majeure dont la définition inclurait les épidémies / pandémies,
2) l’absence d’exclusion d’une révision pour imprévision
3) l’existence éventuelle d’aménagements (clause de modularité, clause de médiation) prévus par les parties pour faire face à des difficultés temporaires.
Les contrats devront donc être relus avec attention pour ne pas passer à côté d’une possibilité de suspension ou de révision. En l’absence d’aménagement contractuel, les entreprises pourront rechercher si les critères de la force majeure ou de l’imprévision sont réunis pour demander à leurs cocontractants une suspension ou un réaménagement de l’exécution de leurs obligations.
(1)Cour d’appel de Toulouse, 3 octobre 2019, n°2019-01579
(2)Cour d’appel de Basse-Terre, 17 déc. 2018, n°17/00739
(3)Cour d‘appel de Paris 25 septembre 1998 n°1996/08159)
(4)Cour d’appel, Paris, Pôle 6, chambre 12, 17 Mars 2016, n° 15/04263
(5) Cour d’appel de Colmar, 6e ch., 12 mars 2020, n° 20/01098
(6) Il s’agit de l’arrêt de la chambre civile de la Cour de cassation dit du Canal de Craponne, du 6 mars 1876, dans lequel la Haute juridiction a refusé de revaloriser la redevance d’entretien et de fourniture d’eau d’un canal d’irrigation, malgré la dépréciation monétaire de trois siècles qui l’avait rendue dérisoire.
(7)A noter, toutefois, que, selon article 211-40-1 du Code monétaire et financier, la théorie de l’imprévision n’est pas applicable aux actes juridiques conclus à compter du 1er octobre 2018 et portant sur des obligations qui résultent d’opérations sur instruments financiers (les titres et les contrats financiers mentionnés aux I à III de l’article L. 211-1 du Code monétaire et financier).
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