
La relation chômage-inflation reste brouillée

C’est une question qui taraude depuis deux ans les grandes banques centrales, mais aussi l’ensemble des ménages, entreprises et bien sûr, les exécutifs politiques. L’inflation exogène venue des récents chocs d’offre (Covid, guerre en Ukraine) peut-elle se transformer en une boucle prix-salaires avec le retour de la demande et la hausse des rémunérations qu’elle suscite plus directement dans les services ?
Cette idée que les négociations salariales mènent à accélérer l’inflation a été illustrée au travers de la courbe de l’économiste néo-zélandais William Phillips (1958), qui établit une relation empirique négative entre le taux de chômage et le taux d’inflation - ou le taux de croissance des salaires nominaux. Mais cette ligne entre les points extrêmes avait fini par s’aplatir entre 1990 et 2020, avant que la relation semble se rétablir dans la phase d’après-Covid…
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Au cas par cas
«La courbe de Phillips est rapidement devenue un pilier de la macroéconomie, une référence pour les banquiers centraux qui tentent ainsi de justifier de l’efficacité de leur action sur l’inflation, rappelle François Geerolf, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et professeur assistant à l’Université de Californie-Los Angeles (UCLA). Mais on peut en douter au vu de toutes les autres variables qui jouent sur la demande et sur les prix». Ce spécialiste a mis en lumière en 2021 une erreur de conception originelle liée au contexte de taux de changes fixes durant lequel cette courbe a été mise en évidence. «La relation ne marche plus en régime de taux de changes flexibles, et ne peut donc servir de guide aux banques centrales sans risquer l’erreur de politique monétaire», estime François Geerolf.

Même Christopher Waller, l’un des gouverneurs les plus faucons de la Fed, a soutenu que cette courbe est très instable, et peu fiable pour affirmer que la hausse des taux diminuerait suffisamment l’inflation en augmentant le chômage. En juillet 2022, il avait appuyé son raisonnement sur une situation rare où des facteurs démographiques (vieillissement de la population, retraites anticipées, baisse de l’immigration) avaient mené les postes vacants à dépasser de loin le nombre officiel de chômeurs, avec une courbe de Beveridge (reliant chômage et postes vacants) inhabituellement peu convexe. De quoi amortir l’effet du resserrement monétaire sur le chômage.
Les économistes du Peterson Institute (Olivier Blanchard, Larry Summers, Alex Domash) avaient décrié cette idée d’atterrissage en douceur de l'économie («soft landing»), estimant que la hausse des taux peut ou doit porter atteinte au marché du travail («hard landing»). Le 31 mars, Christopher Waller a donc réexpliqué que, dans le modèle néo-keynésien, offre et demande ne s’équilibrent pas aussi rapidement : prix et salaires peuvent faire l’objet de rigidités à cause d’un environnement plus ou moins concurrentiel. Les entreprises fixent leurs prix pendant un certain temps, mais peuvent choisir de les réinitialiser seulement quand les avantages l’emportent sur les coûts, pas toutes en même temps, sans jouer de façon homogène sur l’inflation ou le chômage, en fonction de la fréquence dans ces variations de prix/salaires et de leurs anticipations.
Or ces rigidités disparaissent à long terme, reconnaît le gouverneur, rejoignant l’idée que les banques centrales ne devraient pas fonder leur politique sur cette référence. On peut même penser que «les mouvements de la cible d’inflation de la Fed peuvent être le principal déterminant de l’inflation actuelle, indépendamment de la pente de la courbe de Phillips», précise l’économiste Emi Nakamura, à l’Université de Californie-Berkeley et codirecteur du programme monétaire au National Bureau of Economic Research (NBER).
Simple parenthèse ?
En 2021-2022, les indicateurs ont donné l’impression d’une «réactivation» de la courbe de Phillips aux Etats-Unis, du fait d’un comportement plus homogène (voir graphiques), voire d’un désancrage des anticipations d’inflation selon les banquiers centraux… «Pour ceux d’entre eux qui y croient encore, la faible pente impliquerait de remonter les taux très forts, très longtemps, pour diminuer l’inflation par la hausse du chômage, poursuit François Geerolf. Mais l’inflation devrait baisser dans les prochains mois pour d’autres raisons (énergie, alimentation, puis immobilier à plus long terme), sans que le taux de chômage n’augmente. On pourra constater que l’inflation de 2021-2022 n’était pas une conséquence des hausses de salaires qui, même aux Etats-Unis, n’ont fait qu’accompagner l’inflation.»
Dans un récent article, un économiste de la Fed, Michael T. Kiley, conclut que le poids des salaires dans l’estimation de l’inflation tendancielle était plus élevé en 1980. Il a diminué au cours des années 2000, puis est revenu à un niveau élevé en 2022 avec le retour présumé d’une inflation «persistante». Après deux décennies sans spirale prix-salaires notable dans le secteur des biens aux Etats-Unis, l’économiste Marios Karabarbounis (Fed de Richmond) estime que le double choc d’offre lié aux goulots d’étranglement et au marché du travail depuis 2020 n’a pu être absorbé sans une «hausse salaires-prix». Mais sans aucune certitude pour autant sur l’enclenchement, dans l’autre sens, d’une «boucle prix-salaires»…
«Afin de comprendre la dynamique des salaires depuis la pandémie, il vaut mieux selon nous observer l’évolution du taux de démissions volontaires dans le secteur privé plutôt que celle du taux chômage ou du taux d’emplois non pourvus, avance par ailleurs Florence Pisani, directrice de la recherche chez Candriam. Ce taux donne actuellement la meilleure mesure des tensions: les salariés ne quittent leur emploi que s’ils ont de bonnes chances d’en retrouver un autre… mieux rémunéré.» Si les démissions volontaires continuent à diminuer, les salaires décéléreront aussi sans pour autant que le taux de chômage n’ait à remonter beaucoup aux Etats-Unis.
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