
La BCE recadre les marchés de taux en euros

Les observateurs colombes ont parlé du «pire meeting depuis Jean-Claude Trichet», les faucons du «plus important depuis l’ère Draghi»… Les certitudes affichées le 15 décembre par la présidente de la Banque centrale européenne (BCE) ont surpris les marchés de taux en euros. Ceux-ci avaient exagérément anticipé depuis novembre un «pivot» dans le resserrement monétaire de la BCE, et la conférence de presse de Christine Lagarde a fait office de recadrage. «Nous avons terminé la première mi-temps, mais pas le match (contre l’inflation, ndlr)», a déclaré à BFM Business le gouverneur François Villeroy de Galhau, estimant que l’économie européenne devrait échapper à un atterrissage brutal l’an prochain.
Si l’institution de Francfort était aussi certaine des dangers de l’inflation à venir et de son retard sur la Fed, sans avoir à s’inquiéter des effets sur la croissance, pourquoi n’a-t-elle pas poursuivi son resserrement par une hausse de taux de 75 points de base (pb) plutôt que les 50 pb annoncés pour décembre et les trois prochaines réunions ? Le restrictif gouverneur autrichien Robert Holzmann s’est satisfait d’«une déclaration résolument belliciste qui, pour moi, équivaut aux 75 pb». Cette option a d’ailleurs été discutée au Conseil. Plus modéré, le gouverneur finlandais Olli Rehn appelait aussi à «maintenir le cap» avec des hausses de taux de 50 pb, «au moins en février et en mars»…
Dépendance aux données
«Sans exagérer l’importance de la politique interne, Isabel Schnabel a gagné la bataille contre les membres plus ‘dovish’ du Conseil en insistant sur les effets inflationnistes des politiques budgétaires et les risques de dérapage des anticipations d’inflation, confirme Frederik Ducrozet, chef économiste de Pictet WM. Mais la BCE ne peut pas dire qu’elle abandonne la ‘forward guidance’, qu’elle est dépendante des données, tout en annonçant des hausses de taux jusqu’en mars ou au-delà. ll aurait été préférable de surprendre avec une hausse de taux de 75 pb et un ton plus prudent.» Il ajoute que la BCE a habitué les marchés à plus de «dialogue».
«La BCE leur donne une leçon sur le taux terminal alors qu’ils étaient en avance sur la courbe quand elle se trompait sur l’inflation pendant plus d’un an, ajoute Thomas Giudici, responsable de la gestion obligataire chez Auris Gestion. Rien ne dit que les marchés, qui anticipent désormais 3,20% pour le taux terminal, n’auront pas encore raison.» Plusieurs banques ont quand même revu leurs prévisions pour ce taux terminal en le remontant jusqu’à 3,50% (Credit Suisse, ING) voire 3,75% (SG CIB, TD) selon Bloomberg.
Taux périphériques en danger ?
Dans ce contexte, la courbe 2-10 ans sur les taux allemands s’est nettement inversée, l’écart étant passé de 15 à 30 points de base (pb) entre mercredi et vendredi. «Mais ce n’est généralement pas un bon indicateur de récession en Europe car d’autres facteurs jouent, rappelle Alexandre Caminade, directeur des gestions taux chez Ostrum AM. Tous les taux sont remontés, les taux courts en particulier.» Le 2 ans allemand approche de son record de 2,50% (décembre 2008). Et les analystes de Citi voient désormais le Bund à 10 ans à 2,70% en 2023.
C’est encore plus vrai pour les taux longs de l’Italie, à cause de craintes sur le caractère soutenable de sa dette à moyen-long terme. Elles sont exacerbées par l’annonce de la réduction du portefeuille de titres détenus par la BCE (quantitative tighening, QT) via le programme d’achats d’actifs régulier (APP), anticipée au 1er mars. «Cette annonce de QT est dans la moyenne de ce qui avait été prévu. Mais on craint une accélération au-delà du deuxième trimestre, alors que l’Italie aura de gros besoins d’émissions nettes en janvier et en juin», ajoute Alexandre Caminade. «En supposant un QT à 15 milliards par mois au deuxième trimestre, et 25 milliards à partir du troisième trimestre, ainsi que les remboursements importants sur les opérations de TLTRO 3, l’excès de liquidité bancaire va fondre de 4.500 milliards d’euros aujourd’hui à 3.000 milliards fin 2023», ajoute Frederik Ducrozet.
Spread raisonnable
Si les rendements italiens du BTP à 10 ans se sont davantage écartés, jusqu’à 4,42% vendredi alors que le discours de Christine Lagarde était tourné vers l’inflation et la destruction de la demande, «c’est aussi parce que le risque de récession touche toujours davantage les pays périphériques», poursuit Thomas Giudici. Les ministres italiens n’ont pas manqué de critiquer la décision de la BCE. Andrew Kenningham, chef économiste Europe chez Capital Economics, estime aussi que «le risque principal en zone euro reste celui de la fragmentation et que, selon la réaction des gouvernements, la région pourrait revivre une nouvelle crise de la dette.» «Avec un pic du taux directeur à 3% ou 3,50%, la charge de la dette augmente nécessairement et fragilise les pays concernés», complète Frederik Ducrozet.
Ce n’est pas l’analyse qui est faite au sein de la BCE, où l’on constate que le spread Italie-Allemagne est moins fort qu’en juin malgré la rapidité du resserrement monétaire. «Avec un écart BTP-Bund autour de 215 pb (contre 250 pb au plus haut l’été dernier), on reste à un niveau raisonnable malgré les annonces, conclut Alexandre Caminade. L’outil anti-fragmentation (TPI) est toujours aussi flou, les gouvernements voudraient augmenter la relance budgétaire, et on sait comment la spirale négative peut s’enclencher quand les émissions se passent mal. C’est aussi un sujet qui pourrait contraindre le BCE sur son taux terminal.»
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