Arbitrages financiers des ménages et coût du crédit

L’augmentation de la rémunération des livrets réglementés pourrait se traduire par une réallocation de stocks d’épargne au détriment d’autres produits d’épargne, estime Alain Tourdjman, directeur des études économiques de BPCE.
Alain Tourdjman
Alain Tourdjman  -  DR

La politique monétaire menée jusqu’en 2022 par la Banque centrale européenne (BCE) durant près d’une décennie a exercé de facto une forme de répression financière sur les détenteurs d’actifs financiers en effaçant le prix du temps avec des taux d’intérêt quasi nuls.

Cette politique a eu principalement deux conséquences sur les comportements des ménages. D’une part, dans de nombreux pays, elle a encouragé l’épargne. Dans un contexte économique dégradé, soumis à des crises récurrentes, les ménages ont cherché à compenser le très faible rendement de leurs actifs par un surcroît d’épargne. Ainsi, dès avant la crise sanitaire, en Allemagne, en Suisse, en Suède ou aux Pays-Bas, plus encore qu’en France, le taux d’épargne a atteint des sommets.

D’autre part, les Européens se sont massivement reportés vers la liquidité, le surcroît de rendement des produits de taux étant jugé insuffisant pour motiver des choix d’actifs différenciés. La part des dépôts à vue et de la monnaie dans le patrimoine financier (hors titres non cotés) des Allemands ou des Italiens est ainsi passée de 22% en 2012 à 33% en 2022 au détriment de la part de l’assurance-vie et des dépôts rémunérés, alors que seuls les titres cotés progressaient également. La hausse brutale de l’inflation et la réorientation rapide de la politique monétaire ont profondément modifié le contexte dans lequel les ménages effectuent leurs arbitrages financiers.

Les choix des épargnants français durant le second semestre de 2022 et le premier trimestre de 2023 sont d’ores et déjà très éclairants sur les transformations qui pourraient en découler.

Une épargne résiliente, mais des placements en recul

S’il en était besoin, le taux d’épargne de 17,8% au quatrième trimestre 2022 vient rappeler que les ménages n’ont pas revu sur le fond leur arbitrage avec la consommation. La poussée inflationniste, comme auparavant la répression financière, les encourage à maintenir un niveau d’épargne élevé pour préserver la valeur réelle de leur patrimoine, notamment les plus aisés d’entre eux, dont la surépargne de 2020-2021 a été globalement annulée par la perte de valeur de la monnaie.

Cet effet d’«encaisses réelles» est renforcé par un environnement économique très incertain, et la révision à la baisse de leurs anticipations de revenus futurs, qu’il s’agisse de leur pouvoir d’achat global, du niveau de leur protection sociale (retraite, santé…) ou des perspectives de taxation. En revanche, comme le montre le recul des flux financiers et la fin de la surépargne des ménages au second semestre 2022, le maintien d’un taux d’épargne élevé ne se traduit pas nécessairement par des placements importants. En effet, la stagnation du pouvoir d’achat et le recul de la distribution de crédit exercent une contrainte budgétaire qui limite l’acquisition d’actifs financiers.

D’ores et déjà, hors effets saisonniers, la tendance mensuelle des flux nets de placements (hors titres) des ménages a baissé de plus de 30% entre les trois premiers trimestres de 2022 et les six mois qui ont suivi.

Un seuil psychologique est franchi

Après plusieurs années de relative stabilité des taux d’intérêt perçus par les ménages, le baromètre épargne et placements de BPCE L’Observatoire montre une rupture dans leur appréciation. Cette enquête apporte trois enseignements.

Tout d’abord, malgré sa rapidité, la hausse des taux d’intérêt a été d’autant mieux identifiée par les ménages (en moyenne, ils considèrent que les taux ont progressé d’environ 200 points de base entre juin 2022 et février 2023) qu’elle a directement concerné le Livret A, dont le rendement est de très loin le mieux connu et qui joue de facto un rôle de benchmark pour leurs arbitrages.

Ensuite, l’aplatissement, voire l’inversion, de leur courbe des taux implicite – le taux perçu du Livret A étant égal, voire supérieur, à celui envisagé pour l’assurance-vie – les conduit à privilégier les supports de court terme, d’autant qu’un actif soumis au prélèvement forfaitaire devrait atteindre un rendement nominal de 4,2% pour concurrencer les livrets défiscalisés.

Enfin, et surtout, le taux du Livret A et du LDDS (Livret de développement durable et solidaire) atteint désormais le seuil psychologique nominal de 3% à partir duquel l’épargnant estime que l’effort d’arbitrage est suffisamment rétribué pour être mis en œuvre. Ainsi, les détenteurs de sommes inutilisées sur leurs dépôts à vue évaluent en moyenne à 3,5% le taux d’intérêt à partir duquel ils se disent incités à les placer. De la même façon, la sensibilité croissante et non linéaire des épargnants aux hausses de taux réglementés à mesure que ce taux s’est approché de 3% confirme que, plus un taux nominal est proche de ce seuil, plus s’élève la probabilité qu’il provoque des arbitrages importants.

Une réallocation des encours de placements

D’ores et déjà, hors effets saisonniers, le rythme de décollecte sur les dépôts à vue est sur une tendance de baisse de 10% de l’encours par an. Les livrets fiscalisés et l’assurance-vie en euros sont également en recul, alors que la collecte sur les comptes à terme et sur les livrets défiscalisés atteint des niveaux sans précédent, avec, pour ces derniers, une progression de l’encours de près de 5% en un trimestre.

En d’autres termes, à l’image de ce qui s’est passé en 2022 et se prolonge aujourd’hui pour les placements des entreprises, ce n’est pas une simple réorientation des nouveaux flux de placements qui est à l’œuvre, mais une réallocation des stocks existants.

Celle-ci serait d’autant plus profonde que les taux réglementés sont encore susceptibles de s’accroître au 1er août et que près de la moitié de l’encours actuel de dépôts à vue a été accumulée ces dernières années à la faveur de la politique de taux zéro.
Ainsi, un double phénomène de renchérissement du coût des ressources bancaires est à l’œuvre, avec l’augmentation des taux des supports bancaires, mais aussi avec la modification de la structure de leur passif au profit des instruments les plus coûteux.

C’est in fine le prix du crédit pour les ménages, les entreprises et le logement social qui s’ajustera à la hausse du coût global de la ressource. Est-il vraiment nécessaire de renforcer encore, dans des proportions difficilement mesurables, une tendance déjà préoccupante ?◆

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