« Assurance des dépôts : il en va de l’avenir de l’euro »

Pour l’économiste Laurence Scialom, l’actualité bancaire européenne illustre une réflexion inaboutie sur la régulation.
Sylvie Guyony
Laurence Scialom
 -  rea

Dans « La Fascination de l’ogre », vous dénoncez « l’autisme en économie ». Qu’est-ce que cela signifie ?

L’expression vient d’une pétition de normaliens des années 2000, qui dénonçait l’usage abusif des mathématiques dans l’enseignement en économie, plaidait pour une approche pluraliste et moins distanciée par rapport aux réalités. Malgré la crise, la révolution intellectuelle n’a pas eu lieu. Et le regard porté sur la finance n’a pas changé. Les formations les plus prestigieuses donnent toujours une place disproportionnée à la finance mathématique et écartent les interrogations sur l’apport et les risques pour la société de certains produits ou certaines pratiques. La technique est vécue comme neutre, alors qu’elle façonne la réalité financière : il suffit de penser au développement des marchés dérivés pour le comprendre. Les allers-retours entre les postes de direction dans la banque et les autorités de régulation créent également des inerties dommageables.

L’expérience et l’expertise combinées ne facilitent-elles pas une meilleure appréhension du système ?

Cela justifierait l’arrivée, le 19 février, à la tête de l’Autorité bancaire européenne, de José Manuel Campa, docteur en économie, venu de Santander, où il était responsable mondial des affaires réglementaires, c’est-à-dire lobbyiste en chef… ou encore le passage de José Manuel Barroso (ancien président de la Commission européenne, NDLR), en pleine crise du Brexit, chez Goldman Sachs, qui a été vécu comme un affront à l’Europe ? Je ne dis pas qu’il faut des cloisons étanches d’un univers à l’autre. Des solutions plus souples et efficaces existent. Mais le problème doit être traité, car des études montrent l’effet nocif sur la régulation, du point de vue de l’intérêt général, de ces allers-retours.

L’Europe, c’est aussi l’Union bancaire…

Elle repose sur trois piliers : un cadre de réglementation et de supervision, un mécanisme de résolution et une assurance des dépôts – le tout au niveau européen et non plus national. Mais le troisième manque. Dès lors que les dépôts grecs ne sont pas protégés comme les dépôts allemands, nous sortons d’une simple question bancaire. Il en va de la pérennité de l’union monétaire car l’euro est une monnaie incomplète. On en reste aux mots de Mervyn King (Gouverneur de la Banque d’Angleterre, NDLR) : « Les banques internationales sont internationales dans la vie et nationales dans la mort. »

La capacité actuelle de la Banque centrale européenne (BCE) à dépêcher des administrateurs temporaires,
en l’occurrence chez Banca Carige, n’est-elle pas rassurante ?

Oui, avec cette mise sous tutelle, la BCE a pris les choses en main. Mais pourrait-elle le faire pour un établissement plus important que la dixième banque italienne ? En outre, en Allemagne, l’Etat fédéral pousse à un rapprochement entre Commerzbank et Deutsche Bank, qui ne se sont pas véritablement relevées de la crise – alors que ce ne sont pas ces banques-là qui financent les PME ! Dans l’urgence de la crise, on pouvait comprendre ce genre de fusion mais, dix ans plus tard, créer un tel monstre, que l’on appelle « champion national », est incompréhensible et dangereux.

Vous militez pour la séparation des activités bancaires. Le modèle de banque universelle n’a-t-il pas démontré sa solidité, notamment en France ?

En 2008, si les Etats-Unis n’avaient pas sauvé AIG d’une faillite liée, non pas à ses activités d’assurance, mais à son activité sur dérivés de crédits, le contribuable français aurait peut-être été sollicité pour la Société Générale. Les fonds publics américains ont servi en partie à indemniser les principales contreparties d’AIG (par ordre décroissant, Goldman Sachs, Société Générale, Deutsche Bank, Barclays, etc., NDLR). En 2018, BNP Paribas comme la Société Générale enregistrent des pertes dans le trading. A l’inverse, le groupe Crédit Agricole a fait évoluer son modèle. Je ne suis pas opposée aux banques universelles, mais à celles de taille systémique. Car c’est leur activité de trading qui est hypertrophiée.

La recherche d’une taille critique permet des économies d’échelle, des synergies, etc. N’est-ce pas une bonne stratégie ?

Des études académiques démontrent qu’au-delà d’une taille de bilan autour de 100 milliards d’euros, ce n’est plus vrai. En outre, les banques systémiques prêtent relativement moins que les petites banques universelles. Parmi les contre-vérités présentées comme des faits avérés, il y a aussi l’idée que les contraintes de solvabilité empêcheraient de financer l’économie. Or, ce sont les banques les plus capitalisées qui prêtent le plus. Parce qu’elles se financent à moindre coût. La réflexion n’a pas du tout avancé sur le « too big to fail » en Europe. Rapporter la taille de leur bilan au produit intérieur brut suffit à comprendre le pouvoir de ces géants bancaires sur les Etats.

Un pays pourrait-il se permettre de laisser une très grande banque faire faillite ?

Il est impossible d’évaluer les conséquences en chaîne d’un tel scénario. Rappelons que Lehman Brothers ou Northern Rock n’étaient pas de taille systémique mondiale. Le contexte, aussi, conduit à intervenir ou non… L’important, c’est la séparation ou le cantonnement des activités, au sens du rapport d’Erkki Liikanen. Il faut pouvoir intervenir en un week-end ! Le testament bancaire ne peut constituer un outil efficace dans le cadre d’une résolution que s’il y a cantonnement avec une filialisation qui simplifie la structure de groupe.

La France n’a-t-elle pas adopté une loi sur la séparation et la régulation des activités bancaires ? Ses banques
ne sont-elles pas assez capitalisées ?

En réalité, de l’aveu même des dirigeants de nos banques systémiques lors des auditions parlementaires dans le cadre de la préparation de cette loi, elle ne sépare rien. Par ailleurs, au niveau mondial, ces établissements ne sont pas parmi les mieux capitalisés. Le paradoxe, c’est que la surcharge en capital appliquée aux banques systémiques globales n’a d’utilité qu’en cas de choc important, donc d’événements rares, pour lesquels les besoins en capital sont massifs pour absorber les pertes. C’est un problème de discontinuité lié à leur modèle d’activité.


  • Professeure et membre du laboratoire de recherche de l’Université Paris Nanterre et du CNRS (Economix)
  • Membre du conseil scientifique de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR)
  • Membre de la commission consultative épargnants de l’Autorité des marchés financiers (AMF)
  • Responsable du pôle régulation financière de Terra Nova
  • Membre qualifié de Finance Watch
  • Vient de publier « La Fascination de l’ogre ou comment desserrer l’étau de la finance », chez Fayard
Un évènement L’AGEFI

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