
Le marché de l’art fait de la résistance

Dans un contexte mondial particulièrement tendu depuis la crise du Covid, puis la guerre en Ukraine, l’inflation, la crise du coût de la vie et de l’énergie, le marché de l’art paraît jusqu’à présent assez imperméable aux turbulences ambiantes. Il a bien joué son rôle de valeur refuge au cours des trois dernières années. Mieux, la demande asiatique étant au cœur de la santé du marché actuel, il a séduit de nouveaux collectionneurs venus notamment de Chine continentale, du Japon et de Corée du Sud.
L’an dernier, la vente d’œuvres d’art aux enchères avait atteint des sommets inédits, suite à l’apparition sur le marché américain de chefs d'œuvre absolus des XIXe et XXe siècles, issus de collections ultra-prestigieuses. La qualité des œuvres combinée à l’aura des provenances a permis d’en vendre plusieurs à des prix dépassant les 100 millions de dollars. Cette année, le marché est nettement moins faste, moins pourvu en œuvres aussi précieuses. Mais si certaines maisons de ventes ont plus de mal que d’autres à tirer leur épingle du jeu, le secteur résiste néanmoins plutôt bien.
Record : La Dame à l’éventail de Gustav Klimt a été adjugée mardi 27 juin 74 millions de livres chez Sotheby’s à Londres
L’année 2023 a commencé, comme il est de coutume, par de grandes ventes de prestige organisées à Londres pour l’art moderne, et à New York pour les maîtres anciens. C’est sur ces deux villes que s’est joué l’essentiel du résultat trimestriel, puisque les deux grandes capitales du marché de l’art dépassent le milliard de dollars d'œuvres vendues au cours du premier semestre, ce qui représente 58 % du résultat mondial pour 41 % des transactions. Les maisons de ventes Christie’s et Sotheby’s, en mesure d’offrir les œuvres les plus puissantes et les plus cotées du marché, réalisent à elles seules la moitié du produit des ventes mondiales au premier trimestre, devant les grandes ventes new-yorkaises de mai. Les résultats méritent donc d’être relativisés.
Féminisation du marché
Le mois de mai est traditionnellement l’un des grands temps forts pour tous les acteurs du marché de l’art mondial : Christie’s et Sotheby’s concentrent à ce moment les dispersions d’art des XXe et XXIe siècles parmi les plus qualitatives de l’année à New York. Dans le cadre de ces ventes de prestige, les deux sociétés leaders ont dépassé 1,7 milliard de dollars d'œuvres vendues en quelques jours.
1,7 milliard de dollars d'œuvres vendues en mai chez Christie’s et Sotheby’s lors des ventes de prestige
Christie’s a réalisé 922,19 millions de dollars, dont 506,6 millions pour la seule journée du 11 mai. La meilleure adjudication du 11 mai revient au Douanier Rousseau qui a obtenu un nouveau record absolu avec Les Flamants (1910), une toile peinte l’année même du décès de l’artiste. Très attendus, Les Flamants se sont envolés pour 43,5 millions de dollars, soit le décuple du précédent sommet de Rousseau aux enchères. L’art plus contemporain a ensuite fortement agité les collectionneurs, qui ont emporté 96 % des lots proposés, dont des œuvres de Jean-Michel Basquiat, Cecily Brown et Yayoi Kusama. La soirée du 15 mai consacrée à l’art contemporain a notamment mis en lumière les artistes féminines du marché de l’art, avec plus de 50 % des lots d’artistes femmes, dont des œuvres phares de Simone Leigh, Cecily Brown et Yayoi Kusama, et de nouveaux records obtenus pour Agnes Pelton, Alma Thomas et Diane Arbus.
Les sept ventes opérées début mai par Sotheby’s à New York ont réalisé quant à elles 799 millions de dollars, soutenues par des œuvres importantes provenant de collections privées, mais aussi par des œuvres d’artistes femmes et d’artistes de couleur, ce qui confirme totalement la tendance actuelle. Dix œuvres ont dépassé les 20 millions de dollars chez Sotheby’s mais retenons ici celle de Gustav Klimt – Insel im Attersee –, superbe toile aux accents impressionnistes offrant un point de vue rabattu sur le lac Atter (photo). Œuvre au format carré réalisée vers 1901, Insel im Attersee se trouvait être la pièce maîtresse de la toute première exposition de Gustav Klimt aux Etats-Unis (1959). Sotheby’s, qui s’est vu confier la vente de ce rare tableau par un important collectionneur privé américain dont l’identité n’a pas été révélée, pensait en obtenir autour de 45 millions de dollars. L'œuvre est finalement partie pour 53,2 millions à un collectionneur asiatique, comme bon nombre de chefs-d’œuvre modernes dispersés en mai dernier. Dans son communiqué, Sotheby’s est d’ailleurs revenu sur l’importance de sa clientèle asiatique, précisant que les collectionneurs du continent ont représenté plus d’un tiers de la valeur totale de sa vente de prestige d’art moderne. En plus de l’acquisition de la toile de Klimt, c’est à eux que l’on doit les achats d’œuvres importantes de Vincent van Gogh (23,3 millions de dollars), Paul Gauguin (10,4 millions), Claude Monet (5,8 millions), Henri Matisse (4,7 millions), Camille Pissarro (2,8 millions), Edvard Munch (2,7 millions) et Edouard Manet (2,5 millions).
Enfin, la vente d’art contemporain de Sotheby’s a été menée par un exemple exceptionnel d’une sculpture Spider de Louise Bourgeois, l’une de ses quatre araignées monumentales à avoir jamais été mise aux enchères. La version proposée par Sotheby’s avait été exposée au Musée d’art moderne de São Paulo pendant plus de 20 ans. Sa vente pour 32,8 millions de dollars renouvelle le record de l’artiste franco-américaine, tout en rafraîchissant le prix le plus élevé déboursé pour une sculptrice et le troisième prix le plus élevé pour une femme aux enchères.
Christie’s et Sotheby’s US à des rythmes différents
L’an dernier, Christie’s, première maison de ventes aux enchères mondiale, dépassait le milliard et demi entre janvier et mai, notamment grâce à plusieurs toiles muséales en provenance de l’incroyable collection Bass, ainsi qu’à une œuvre de Warhol issue de la collection Ammann : la Shot sage blue Marilyn vendue pour 195 millions de dollars. Ce résultat astronomique de Warhol représente à lui seul 12,57 % du résultat de Christie’s New York sur les cinq premiers mois de l’année 2022. Un an après le faste extraordinaire de ces grandes ventes, mai 2023 s’est révélé beaucoup plus calme pour Christie’s dont le résultat flanche de -38,8 % entre le 1er janvier et le 15 mai 2023, comparé à l’exercice précédent. Cette forte perte tient à l’absence d’une poignée de rares chefs-d’œuvre pourvus de superbes pedigrees, dont le marché avait été si bien alimenté l’an dernier, et qui avaient permis à Christie’s d’obtenir un milliard de ventes sur la seule semaine de ses ventes de prestige de mai. Mais il est si délicat d’obtenir des mannes aussi fastes d’une année sur l’autre que le fléchissement constaté cette année ne donne pas lieu à s’inquiéter, d’autant que le nombre de transactions se maintient totalement et que l’immense majorité des œuvres de première importance – celles de Rothko, Picasso, Morandi, Klimt, Gauguin… – ont trouvé preneur dans leur fourchette d’estimations, quand elles ne l’ont pas dépassée.
Instagram a propulsé l’artiste suédoise Camilla Engström, dont la première adjudication, estimée à 15.000 dollars, a atteint 73.000 dollars
Bien qu’il manque 600 millions de dollars à Christie’s NY par rapport aux résultats qu’elle a obtenus l’an dernier, sa performance proche des 950 millions de dollars n’en est pas moins exceptionnelle face aux 239 millions réalisés par sa concurrente directe, Sotheby’s US, entre le 1er janvier et le 15 mai 2023. Sotheby’s enregistre néanmoins une progression remarquable, de l’ordre de +37 % de produit des ventes comparé à l’an dernier. Le résultat de Phillips US, troisième grande société de ventes occidentales, est quant à lui en légère hausse, passant de 23,5 millions à 24,8 millions de dollars, tandis que les sociétés Bonhams, David Rago et Scottsdale Art Auction maintiennent toutes l’équilibre, avec des résultats conformes à ceux de l’an dernier.


Hong Kong devance New York pour la jeune garde
Hong Kong, dont le marché de l’art aux enchères était encore inexistant avant 2008, s’est imposé au fil des années comme l’un des principaux pôles pour le commerce d'œuvres d’art. Certains segments du marché sont même devenus tout aussi dynamiques à Hong Kong qu’à New York, notamment celui de l’art le plus contemporain de la création. Désormais, les plus belles batailles d’enchères livrées pour obtenir de jeunes artistes occidentaux en vue proviennent bien souvent de là, avant même New York, pourtant fief historique de ce marché.
Engouement pour de nouvelles peintures audacieuses et joyeuses
Exemple avec Camilla Engström : cette artiste suédoise de 34 ans, basée à Los Angeles après avoir passé du temps à New York et Shanghai, doit la génèse de sa grande popularité à Instagram (plus de 120.000 followers aujourd’hui). Exposée par l’importante galerie allemande Koenig en 2022, ses peintures vives aux accents surréalistes n’ont pas tardé à faire fureur sur le marché des enchères la même année. Sa première adjudication par Christie’s transportait l’une de ses toiles – Love Tastes Delicious (2020) – à près de 73.000 dollars, contre une estimation haute affichant 15.000 dollars. Cet engouement immédiat révèle le goût actuel qu’ont les collectionneurs pour de nouvelles peintures aussi inventives qu’audacieuses, joyeuses et foisonnantes. Il révèle aussi combien les collectionneurs asiatiques sont réceptifs à ce type de sensibilité picturale. Ce n’est pas un hasard si Christie’s a choisi d’initier le passage aux enchères de Camilla Engström dans son antenne hongkongaise, ni un pari, mais plutôt un révélateur des tendances actuelles en fonction des places de marché mondiales. Au printemps 2023, Phillips adoptait la même stratégie en choisissant aussi Hong Kong pour vendre une toile de Camilla Engström : un peu plus petite que la peinture de Christie’s, Purple Lake (2020) se vendait pour 48.500 dollars contre une estimation haute fournie à 19.000 dollars.
Résultats millionnaires
Les exemples de ces jeunes artistes ultra-performants à Hong Kong se multiplient depuis 2021. Cette année, au cours du premier semestre 2023, les résultats millionnaires sont venus récompenser deux œuvres de Matthew Wong (River at Dusk vendue 6,6 millions de dollars et The Road vendue 4,6 millions), une signée Avery Singer (Untitled, 4 millions), une autre de Liang Hao (Theology and Evolution, 3,1 millions), puis de Loie Hollowell (Standing in Red, 2,29 millions), de Lucy Bull (Thin Skin, 1,2 million) et enfin de Jadé Fadojutimi (Let’s Curl Up Inside My Collar, 1,1 million). Soit sept adjudications millionnaires obtenues lors de ventes hongkongaises pour des artistes âgés de moins de 40 ans, contre seulement deux de cet ordre enregistrées à New York sur la même période (The Jungle de Matthew Wong pour 1,7 million et For Services - Victoria Regina de Njideka Akunyili Crosby pour 1,39 million).■
LE MARCHÉ FRANÇAIS EN DENTS DE SCIE
Face au maintien de belles ventes à New York et à Hong Kong, le marché de l’art français semble en perte de vitesse, plusieurs sociétés de ventes accusant de fortes baisses de résultats par rapport à ceux obtenus l’an dernier. Il est vrai qu’en 2022, le marché tricolore avait réussi à capter une poignée d'œuvres véritablement exceptionnelles qui ont manqué à l’appel en 2023. Les enchères avaient en effet grimpé par trois fois au-dessus du seuil des 10 millions de dollars entre mars et mai 2022 pour trois chefs-d’œuvre mémorables : Le Panier de fraises des bois considéré comme la plus belle nature morte de Jean-Baptiste Siméon Chardin atteignait 26,8 millions de dollars chez Artcurial Paris ; un dessin de jeunesse de Michel-Ange chez Christie’s établissait le nouveau record mondial de l’artiste à 24,3 millions de dollars, tandis que l’œuvre surréaliste Pavonia permettait à l’artiste Francis Picabia de dépasser le seuil des 10 millions pour la première fois (vendue 10,9 millions de dollars chez Sotheby’s Paris).
Aucune œuvre de ce prestige ou de cet ordre de valeur n’est donc venue animer le marché français entre le début de l’année et le mois de mai. La plus belle adjudication de 2023 n’atteint pas même, pour l’heure, les 5 millions de dollars tandis qu’elle flirtait avec les 27 millions l’an dernier.
Les maisons de ventes les plus importantes de l’Hexagone ont ainsi vu leurs résultats s'étioler sur les cinq premiers mois de l’année comparé à l’exercice 2022 sur la vente d’œuvres d’art aux enchères : jusqu’à -69 % de perte pour Artcurial, -39 % pour Christie’s France contrôlée par la holding Artémis du collectionneur François Pinault, et -40,9 % pour la société américaine Sotheby’s, menée par Patrick Drahi, président-directeur général du groupe Altice, l’un des principaux acteurs français dans les télécoms et les médias.
Ces contre-performances nous ramènent avant la frénésie de 2021, où tous les résultats se révélaient très favorables aux maisons de ventes après de longues restrictions liées aux confinements précédents. Depuis la France, l’effet rebond post-Covid semble loin derrière, mis à mal par le contexte économique incertain qui pourrait modérer, plus que d’ordinaire, les intentions d’achats mais surtout les prises de décision quant à la vente d'œuvres importantes, essentielles à la santé du marché des enchères. Or il est nécessaire que des œuvres de la plus haute qualité soient offertes sur le marché pour capter une clientèle internationale déjà très mobilisée par les grandes ventes de Londres, New York et Hong Kong.

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