ESG, les lignes bougent!

Après un tsunami réglementaire, la finance durable entre dans l’ère de la maturité. Mais les chantiers et les critiques restent nombreux. Avec, en ligne de mire, l’investisseur à convaincre.
globe terrestre avec icônes énergies renouvelables
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Difficile de passer outre. L’investissement durable ou responsable est partout : dans la réglementation, dans plusieurs projets de loi visant à flécher l’épargne des Français, prochainement dans le reporting des entreprises, etc. Mais aussi dans les discussions car, si la finance durable est incontournable, elle fait encore débat par de nombreux aspects.

Le chemin parcouru n’en est pas moins phénoménal. La dernière enquête de l’Autorité des marchés financiers (AMF) montre que la durabilité est une préoccupation croissante chez les épargnants. « Deux tiers des Français accordent de l’importance aux enjeux de développement durable, y compris dans leurs choix d’épargne : 54 % disent les prendre en compte dans ce contexte et 75 % considèrent l’impact des placements sur l’environnement comme un sujet important », indique le régulateur.

De la prise de conscience à l’action, il n’y a qu’un pas. « En Europe, et plus particulièrement en France, le marché a convergé : que ce soit du côté des particuliers ou des investisseurs institutionnels, tout le monde veut désormais des placements avec un résultat financier et de l’impact », résume Guillaume Abel, directeur général délégué de Mirova. Sans surprise, la détention de ce type de placements progresse. Près d’un Français sur cinq déclare posséder au moins un placement « en lien avec le développement durable », notion très vaste, incluant le Livret de développement durable et solidaire (LDDS). C’est même supérieur lorsqu’on interroge un panel d’épargnants plus avertis. Selon le baromètre annuel de l’investissement responsable, réalisé par CPR AM auprès de Français ayant déjà un socle d’épargne solide, le taux de détention de ces placements est en forte hausse. Lors de la dernière édition, publiée mi-juillet, 36 % des répondants indiquent posséder au moins un produit responsable (hors LDDS), contre seulement 21 % en 2019, lors de la première édition. Les clients patrimoniaux et les clients conseillés, en particulier, sont au rendez-vous, puisqu’ils sont respectivement 45 % et 47 % à en détenir.

Tout le monde veut désormais des placements avec un résultat financier et de l’impact.
GUILLAUME ABEL, directeur général délégué de Mirova

Un engouement à cultiver

Plus globalement, les flux de capitaux montrent bien la percée de l’ESG (environnement, social, gouvernance – voir le graphique). Les fonds durables ont en effet fait preuve d’une forte résilience depuis début 2022 alors que les véhicules conventionnels ont enregistré des sorties nettes. Ainsi, au deuxième trimestre 2023, les fonds durables actions – la catégorie la plus importante en nombre – ont attiré 13,4 milliards de dollars (12,47 milliards d’euros) de capitaux en Europe, selon Morningstar, alors que leurs équivalents non durables ont subi une décollecte de 28,3 milliards d’euros.

Mais point d’emballement. Il reste beaucoup à faire pour augmenter le taux de détention de ces placements ainsi que la confiance des épargnants. « C’est l’un des enjeux de ces prochaines années que d’embarquer le retail pour réellement réorienter les flux », estime Andry Ratsimba-Rajohn, senior manager chez Bartle.

Le gouvernement planche sur la question, avec notamment la création d’un plan d’épargne « avenir climat ». Intégré à la loi Industrie verte, actuellement en discussion au Parlement, ce nouveau produit, destiné aux moins de 21 ans, vise à flécher l’épargne vers le financement de la transition écologique. Son fonctionnement devrait se rapprocher de celui du plan d’épargne retraite (PER), avec la mise en place d’une gestion pilotée à horizon.

Les textes se précisent

Le chemin parcouru par les gestionnaires de fonds est tout aussi phénoménal. « Les premières approches de l’ESG étaient axées sur un filtrage négatif (exclusions), suivi d’un filtrage axé sur les notations ESG, retrace Thomas Höhne-Sparborth, head of sustainability research chez Lombard Odier IM/holistiQ. Aucune de ces approches n’était très satisfaisante, car elles n’ont souvent pas été en mesure d’induire des changements dans le monde réel et se sont souvent concentrées sur le mode de fonctionnement des entreprises plutôt que sur leurs modèles d’affaires. Cette situation a engendré une grande désillusion et des inquiétudes quant au greenwashing. »

Une réglementation plus stricte a contribué à modifier en profondeur les pratiques. Les deux dernières années ont vu une forte production de textes au niveau européen. Accélération, professionnalisation, montée en puissance… et complexification : tels sont les mots qui reviennent le plus fréquemment chez les professionnels pour qualifier l’évolution de l’ESG qui en a découlé. « Il y a trois ans et demi, il n’y avait quasiment rien en dehors des labels et de la doctrine de l’AMF », rappelle Marie Walbaum, spécialiste de l’investissement responsable chez Axa IM. Depuis, la taxonomie, qui classifie les activités vertes, et le texte européen SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation), visant à améliorer la transparence du secteur pour faciliter la comparaison des produits, sont entrés en vigueur. « Nous bénéficions désormais d’une réglementation beaucoup plus précise que par le passé, constate Aela Cozic, responsable investissement durable chez Fidelity. Si elle laisse la possibilité à chaque société de gestion d’avoir sa propre approche, avec par exemple la liberté de définir la notion d’investissement durable, on voit des tendances se dessiner. Ainsi la catégorie ’article 9’ se focalise sur les produits et services des entreprises et non sur leurs pratiques. » Ces textes ne se contentent pas de fixer des contraintes aux producteurs de fonds, ils posent le socle de la finance durable de demain. Selon Jean-Baptiste Morel, responsable de la recherche ESG chez Arkéa IS, ils ont notamment eu le mérite d’instaurer le concept de double matérialité. « Nous avons beaucoup progressé en matière de conception. Avant, les notes ESG mélangeaient les risques et l’impact ; aujourd’hui, SFDR distingue les risques de durabilité et les incidences négatives de l’activité économique sur l’environnement et la société (avec les principales incidences négatives – PAI) », détaille-t-il.

Refonte des référentiels

Précision et sophistication, soit. Mais la réglementation a aussi le mérite de repousser les murs de la finance durable pour la sortir du seul cercle financier. « Les initiatives réglementaires se sont déversées sur le monde de l’entreprise – qui est clé dans cette équation – et, dans une moindre mesure, chez les épargnants », note Andry Ratsimba-Rajohn. Ce deuxième point est illustré par l’introduction du questionnaire de prise en compte, par les distributeurs, des préférences des épargnants en matière de durabilité (MIF 2). Il impose depuis le 1er janvier aux conseillers financiers d’interroger leurs clients sur la part d’investissement qu’ils veulent consacrer à des entreprises vertes, à des investissements durables ou encore à des placements qui prennent en compte les PAI sur les facteurs de durabilité.

Si l’idée semble bonne, le démarrage a été chaotique. « Il faudrait peut-être que la réglementation prenne en compte le fait qu’il faut poser des questions simples aux clients… », soumet Guillaume Abel. En effet, la complexité du sujet a eu tendance à laisser le particulier sur le bord de la route, voire à créer des incompréhensions, terreau fertile pour les accusations de greenwashing. « Il faut différencier le client retail de l’institutionnel, qui a pris conscience de la nécessité d’intégrer des critères ESG et qui y est contraint par la réglementation et par sa communication auprès de ses investisseurs, souligne Marie Walbaum. Les particuliers, et dans une certaine mesure les distributeurs, ne sont pas au même niveau d’avancement et doivent se confronter à des sigles barbares, à des méthodologies différentes d’un acteur à l’autre ainsi qu’à de nombreux concepts. A ce titre, nous avons un rôle d’accompagnement à jouer. » C’est d’autant plus vrai que les préoccupations financières ont eu tendance à reprendre le dessus ces derniers mois. « La priorité des épargnants reste encore la rentabilité et la sécurité, rappelle Andry Ratsimba-Rajohn. L’inflation et la perte de pouvoir d’achat remettent en exergue ces notions et conduisent à réduire la part des actifs risqués. L’investissement socialement responsable en partie, mécaniquement, mais ce n’est que transitoire. »

Dans ce contexte, le label ISR, dont le référentiel est en cours de refonte – à l’heure où nous bouclons ces pages, la nouvelle version du label ne devrait plus tarder – a un rôle clé à jouer pour servir de repère au grand public. « Le label est un très bon outil pour le client retail car il s’appuie sur un référentiel clair et des labellisateurs tiers », pointe Jean-Baptiste Morel. En cela, il diffère des classifications articles 6, 8 et 9, qui sont auto-administrées par les sociétés de gestion à leurs produits. « Dans la catégorie des fonds ’article 8’, on trouve de tout ! Pour l’investisseur final, il est important d’avoir un label qui certifie les engagements extra-financiers du fonds », assure Ophélie Peypoux, directrice au sein de la division investment management Services chez Deloitte.

Il n’en demeure pas moins que le nouveau référentiel doit trouver le juste milieu pour à la fois faire preuve de davantage de sélectivité, adopter une forme de cohérence avec les textes européens et convaincre les sociétés de gestion. Or, de leur part, les critiques ne manquent pas. « Dans la dernière version du label ISR, il y a des éléments très complexes, notamment en cas d’investissement sur des secteurs à enjeu, qui nous font craindre un décalage avec la réalité de la gestion d’actifs », s’alarme Jean-Baptiste Morel. « Le fait de se référer à la capitalisation boursière pour réduire l’univers d’investissement entraîne l’exclusion de nombreuses petites sociétés et fait la part belle aux méga-caps », estime Marie Walbaum. Enfin, certains acteurs regrettent l’absence de gradation du label, pourtant un temps évoquée.

La priorité des épargnants reste la rentabilité et la sécurité. L’inflation et la perte de pouvoir d’achat conduisent à réduire la part des actifs risqués.
ANDRY RATSIMBA-RAJOHN, senior manager chez Bartle

Le tournant CSRD

Malgré l’évolution à marche forcée de la finance durable ces dernières années, les enjeux sont encore nombreux. Tout d’abord car de nouveaux thèmes d’étude émergent. « La nature est peut-être le premier d’entre eux, relate Thomas Höhne-Sparborth. Outre la nécessité de lutter contre le changement climatique, les questions relatives à la perte de biodiversité, à la dégradation des sols, à la pollution agrochimique et à la pollution ont pris de l’importance. » Ensuite, côté réglementaire, il reste un travail important pour mettre en œuvre les textes. Ainsi, une étude de la start-up WeeFin, de mars dernier, mettait en exergue le fait que seules 20 % des annexes SFDR des fonds étaient conformes aux exigences réglementaires.

L’entrée en vigueur de CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), à partir de janvier 2024, devrait marquer un tournant. « CSRD, c’est la pierre angulaire de la réglementation en matière de finance durable, et nous ne pouvons qu’adhérer au fait de demander aux entreprises de communiquer sur des critères extra-financiers », commente Marie Walbaum. Mais les gérants pointent le risque de voir le texte manquer son objectif. « Cet été, les textes ont été aménagés pour permettre aux entreprises de choisir les indicateurs qu’elles jugent matériels pour leur secteur d’activité, explique Luisa Florez, directrice des recherches en finance responsable pour Ofi Invest Asset Management. C’est un revers pour les investisseurs de laisser le choix aux entreprises car, en l’absence de données, nous devrons partir encore sur des hypothèses et des données approximatives. »

Le particulier, un enjeu

Car l’accès à la donnée est une problématique récurrente de l’ESG. De ce point de vue, la finance durable connaît une véritable révolution. « La compréhension des données est clé. Or nous sommes passés de 16.000 à 250.000 points de données pour nos fonds en un an, indique Jean-Baptiste Morel. Nous avons dû développer des outils pour industrialiser la collecte et l’analyse de ces données. » Avec CSRD, une bonne partie de ces informations seront accessibles directement via les émetteurs, ce qui constitue un socle d’information disponible pour tous les investisseurs. « A partir du moment où les entreprises vont publier des indicateurs standard, la data ESG va devenir plus accessible et d’une collecte plus simple grâce aux algorithmes, anticipe Luisa Florez. Toutefois il faudra aller un cran au-delà, avec des éléments plus qualitatifs. »

Autre défi de taille : embarquer l’investisseur particulier. Cela commence par lutter plus activement contre le greenwashing. « Les autorités européennes de surveillance ont publié, fin mai, leurs rapports préliminaires sur le sujet après la consultation lancée en 2022. Elles se sont notamment emparées du sujet de l’impact, lequel est encore mal maîtrisé faute de cadre réglementaire, et parfois par méconnaissance des standards existants, rapporte Ophélie Peypoux. Il y a de plus en plus d’engouement sur cette thématique de la part d’acteurs du coté mais la question de l’additionnalité se pose. C’est un sujet qui va être regardé de près. » L’engagement et le vote sont un autre levier. Ce sujet, concret, suscite l’intérêt avec l’avènement du « say on climate », qui consiste à consulter les actionnaires sur la stratégie climat de l’entreprise. Mais « nous devons démontrer les progrès obtenus par nos actions », constate Aela Cozic. Or ceux-ci sont compliqués à mesurer… quand ils sont au rendez-vous. « Il y a débat sur le rôle de l’engagement, notamment sur le secteur pétrolier, où certaines sociétés sont revenues sur leurs ambitions climatiques, poursuit-elle. De ce fait, certains investisseurs s’interrogent sur leur stratégie. Chez Fidelity, nous avons pris la décision de ne pas nous limiter à de l’engagement direct mais d’aller au niveau d’une industrie et des gouvernements, pour être plus efficients. »

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ENCADRÉS

Le poids croissant de la gestion passive

Depuis le premier trimestre 2022, la collecte des fonds durables a fortement ralenti en Europe, même si ces supports s’en sortent globalement mieux que les fonds conventionnels. « Après avoir rebondi, vers la fin de l’année 2022, l’afflux net de capitaux dans les fonds durables européens a prolongé sa décélération au deuxième trimestre 2023 et a atteint un peu plus de 20 milliards de dollars, contre 33,7 milliards au premier trimestre », souligne Morningstar dans une étude. Fait notable : les stratégies passives représentent une part importante des flux observés sur les derniers trimestres. D’avril à juin, elles ont ainsi capté plus des trois quarts (82 %) des nouveaux capitaux nets.

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Un mouvement anti-finance durable venu des Etats-Unis

C’est un bruit qui prend de l’ampleur : depuis quelques mois, des voix aux Etats-Unis s’attaquent à la finance durable. En particulier, certains parlementaires républicains veulent bannir les critères extra-financiers de la gestion de l’épargne retraite des travailleurs américains. Ainsi le gouverneur de Floride, prétendant républicain à l’élection présidentielle, a-t-il tweeté : « L’ESG est une menace pour l’économie américaine et les libertés individuelles sur lesquelles notre pays s’est construit. » Une fronde qui met la pression sur les gestionnaires d’actifs internationaux engagés, tel BlackRock. Cet été, le patron du gestionnaire américain a d’ailleurs déclaré cesser d’utiliser le sigle ESG, le trouvant excessivement politisé, tant par l’extrême gauche que par l’extrême droite. Un recul évocateur alors que les soutiens à l’ESG se font plus rares. Selon l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques – un think tank canadien –, les propositions d’actionnaires traitant d’enjeux environnementaux ont été en décroissance pour la première fois depuis cinq ans, lors de la dernière saison des votes aux Etats-Unis. Le gouvernement Biden a toutefois pris des mesures fortes en faveur du climat, dont le retour des Etats-Unis dans l’Accord de Paris ou l’Inflation Reduction Act. « Il y a des évolutions positives partout dans le monde, y compris aux Etats-Unis, qui sont au niveau d’avancement où était l’Europe il y a dix ans, estime Guillaume Abel, directeur général délégué de Mirova. Ceux qui sont hostiles à cette tendance communiquent énormément mais ne sont pas majoritaires, et de nombreux investisseurs souhaitent avoir un impact sur le climat. » En outre, la diffusion d’un tel mouvement en Europe semble peu probable vu l’arsenal réglementaire en place et les nombreux engagements pris par les Etats et les entreprises. Mais « si l’Europe lâche, tout le monde lâche », souligne Luisa Florez, directrice des recherches en finance responsable pour Ofi Invest AM.

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