
Le devoir de vigilance impose le dialogue avec les parties prenantes

Vigilance. Un mot qui donne des sueurs froides à de nombreuses grandes entreprises. Depuis plusieurs mois, les mises en demeure, voire les assignations de grands groupes, par des ONG ou des collectivités pour non-respect de leur devoir de vigilance se multiplient, à l’instar de celle de BNP Paribas, le premier dossier du genre dans la finance. TotalEnergies est poursuivi par des associations et collectivités lui demandant de prendre les mesures nécessaires pour s’aligner avec les objectifs de l’Accord de Paris. Mais aussi Danone, pour ne pas avoir réduit suffisamment son utilisation de plastique. Ou encore le Groupe Rocher pour avoir licencié des salariés de sa filiale turque, notamment des femmes, qui s’étaient syndiqués pour faire valoir leurs droits. Pour sa part, Casino a été assigné par un collectif d’ONG pour avoir indirectement acheté de la viande bovine auprès de fermes brésiliennes, pointées du doigt pour leur lien allégué avec la déforestation au Brésil.
Ces procédures se fondent sur la loi de mars 2017 sur le devoir de vigilance. Celle-ci oblige les entreprises à prévenir les risques sociaux, environnementaux et de gouvernance liés à leurs activités. Cette législation française était une réponse juridique au drame du Rana Plaza, l’effondrement en 2013 d’un immeuble dédié à l’industrie textile au Bangladesh qui avait entraîné plus de 1.100 morts. Or ces ateliers travaillaient notamment pour de grandes enseignes françaises et européennes. Les donneurs d’ordre n’étaient alors pas responsables.
Pour la première fois, le 28 février dernier, la justice, en l’occurrence le tribunal judiciaire de Paris a eu à se prononcer sur le texte, dans un dossier opposant Les Amis de la Terre à TotalEnergies. L’association invoquait des risques de violations des droits humains et de dommages environnementaux dans le cadre des projets pétroliers Eacop et Tilenga en Ouganda et en Tanzanie. Cette première décision, même si elle a jugé irrecevable le recours des ONG, apporte un éclairage très attendu sur ce que doit fournir une entreprise pour remplir son devoir de vigilance. Par son rappel des termes de la loi, « elle devrait contribuer à rassurer les entreprises », résume Jonathan Mattout, avocat associé chez Herbert Smith Freehills.
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Un champ d’actions très large
Car le cadre légal est tout sauf clair. L’article L225-102-4 du code de commerce impose aux sociétés de plus de 5.000 salariés en France et de plus de 10.000 salariés (avec leurs filiales françaises et étrangères) de mettre en œuvre « de manière effective » un plan de vigilance. Ce plan doit comporter les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société, de ses filiales, de ses sous-traitants ou de ses fournisseurs, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation.
Ce plan, qui a vocation à être élaboré avec les parties prenantes, doit notamment comprendre une cartographie des risques, des évaluations régulières, des actions d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves, un dispositif d’alerte, et un suivi de l’efficacité des mesures mises en place. Ce plan et le compte rendu de sa mise en œuvre effective sont rendus publics dans le rapport de gestion.
Avec un champ d’action aussi large et des exigences aussi fortes, les parties prenantes et principalement les ONG ont une autoroute pour attaquer les entreprises. Le décret qui aurait pu apporter des précisions sur le contenu de ces mesures de vigilance, pourtant prévu par les textes, n’a jamais été pris. «C’est un manque pour les entreprises, reconnaît Jonathan Mattout. Face à cette forte insécurité juridique, les entreprises sont laissées à leur propre interprétation d’un texte très général. Dans le même temps, les ONG créent et promeuvent leurs propres standards et référentiels.»
Bien que simple ordonnance de référé, la décision du tribunal de judiciaire de Paris 28 février est particulièrement motivée et apporte un premier éclairage jurisprudentiel sur la notion de devoir de vigilance. La loi vise les atteintes «graves» à l’environnement. «En ne faisant pas droit aux demandes des plaignants, le juge a reconnu que le plan de TotalEnergies n’était pas insuffisant et qu’aucune illicéité n’est caractérisée avec l’évidence requise en référé ou de manière manifeste. C’est intéressant car la demande de suspension du projet se fondait sur le prétendu caractère manifestement illicite d’extraction d'énergies fossiles qui auraient constitué par nature une telle atteinte à l’environnement, précise Antonin Lévy, cofondateur du cabinet AL&A et avocat de TotalEnergies. Le tribunal n’a pas suivi ce raisonnement et l’on peut se demander s’il n’appartient pas surtout au législateur de se prononcer sur ces questions en qualifiant ce qu’est une illiceité constituant une atteinte grave à l’environnement ». La décision reconnaît que la loi sur le devoir de vigilance «ne se limite pas à un simple formalisme et reconnaît notamment son application à l’étranger», se félicite pour sa part Louis Cofflard, avocat des ONG.
L’ordonnance rappelle aussi que la loi ne vise directement aucun principe directeur et qu’il n’est pas davantage prévu de modus operandi. «Aucune disposition législative, réglementaire ou même des lignes directrices ne semblent déterminer rigoureusement les obligations des entreprises concernées alors que les enjeux sont ‘monumentaux’ comme le rappelle cette décision, précise Antoine Maisonneuve, avocat associé du cabinet Maisonneuve. Il apparaît donc que non seulement les entreprises doivent interpréter les exigences de la loi mais qu’en plus on ignore totalement la différence de moyens matériels et humains dont elles disposent pour les mettre en œuvre respectivement.» Le juge précise seulement que «l’entreprise a une obligation documentaire sur les mesures de vigilance mises en œuvre, dont les contours sont encore flous et imprécis», explique Diane Lamarche, avocate associée chez White & Case.
Ce n’est que le début de l’histoire. Si cette décision en référé était très attendue, la réponse au fond l’est encore davantage. L’ONG Amis de la Terre réfléchit encore sur l’opportunité d’une telle procédure. «Aucune décision au fond en matière de vigilance ne devrait intervenir avant 2024, confie Sébastien Schapira, du cabinet Schapira Associés. Ces décisions seront fondamentales pour interpréter la loi et fixer les curseurs de risque ».
Pousser les entreprises à prendre leurs responsabilités
En attendant d’y voir plus clair, comment les entreprises peuvent-elles agir ? Il leur faut «trouver un bon équilibre, en donnant à voir que le plan de vigilance répond aux exigences de la loi, sans aller dans trop de granularité pour éviter de donner prise aux actions des ONG, recommande Jean-Charles Jaïs. La crédibilité du plan repose aussi sur sa révision régulière, afin de maintenir des mesures réellement pertinentes ». Face à cette incertitude juridique sur le contenu des obligations, Diane Lamarche invite les sociétés à amorcer un dialogue entre elles, «via des organismes comme le Cercle Montesquieu et le Club des Juristes, pour réfléchir par secteur et par thématique de risque.»
Surtout, la mise en œuvre concrète du plan de vigilance commence tôt. «La mise en conformité débute par un travail d’audit et de visites des sites du groupe, précise Diane Lamarche. Les plus petites des sociétés concernées par le devoir de vigilance ne l’ont pas encore fait. Ces rapports d’audit et de visite doivent être effectifs et disponibles s’ils sont demandés par une autorité. Le plan de vigilance est là pour protéger tout le monde y compris la société ».
Comme en matière d’activisme, «le dialogue avec les parties prenantes est primordial», poursuit Diane Lamarche. Le juge rappelle que selon la loi, le plan de vigilance a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société «dans le cadre d’une co-construction et d’un dialogue», mais ni le champ des parties prenantes concernées n’est précisé, ni leur processus de désignation, constate le juge. Aussi, il convient de «multiplier les échanges avec les parties prenantes en interne et en externe, et d’identifier les bons interlocuteurs» précise Diane Lamarche. Le respect de la pluralité des points de vue et leur association à l’élaboration du plan «est de nature à assurer une meilleure définition du périmètre de vigilance et […] à réduire considérablement les risques de contentieux mettant en cause la pertinence du plan, si celui-ci a été défini et validé avec les parties prenantes», relève d’ailleurs le jugement du tribunal de Paris. Dans son analyse très détaillée de la loi, «le juge des référés insiste sur la nécessité d’établir le plan de vigilance avec les parties prenantes, syndicats, ONG, etc., poursuit Antonin Lévy. Surtout, il reconnaît que TotalEnergies a établi formellement un plan de vigilance comportant les cinq items prévus par la loi».
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Impliquer le conseil dans le suivi du devoir de vigilance
L’établissement du plan de vigilance nécessite aussi «d’impliquer la direction générale et le conseil d’administration, et de mettre en place des mesures de suivi, avec un comité de vigilance, par exemple le comité RSE, demandé par les codes Middlenext et Afep Medef, poursuit Diane Lamarche. La mise en place de formations sur les enjeux climatiques pour les dirigeants et les collaborateurs afin de les sensibiliser le plus en amont sur ces sujets est à ce titre centrale».
D’autant que les ONG ne sont pas les seules à se pencher sur le plan de vigilance. Les investisseurs aussi. Lors des audits d’acquisition, «l’audit de conformité est désormais regardé avec attention, voire en priorité par les investisseurs, qui ne veulent pas être confrontés à des risques d’image et d’éthique», explique Jean-Charles Jaïs, avocat associé chez Linklaters.
En cas de conflit, la mise en demeure ouvre une phase obligatoire de dialogue et d’échange amiable au cours de laquelle la société pourra répondre aux critiques formulées à l’encontre de son plan de vigilance et lui apporter les modifications nécessaires, souligne le juge des référés. Aussi, cette mise en demeure, «doit être suffisamment ferme et précise pour permettre d’identifier les manquements imputés au plan et permettre la phase de négociation amiable préalable à la saisine du juge», poursuit la décision. Or, cette phase «ne conduit pas à un dialogue aujourd’hui, mais avant tout à une communication immédiate et à charge sur l’entreprise mise en demeure», constate Jonathan Mattout. «Nous observons que les ONG déclinent les propositions de médiation judiciaire alors que c’est justement l’ADN de la loi de favoriser ce dialogue dans l’intérêt de toutes les parties. Alors que le juge ne fait que trancher unilatéralement le litige, la médiation invite à un échange constructif pour rechercher de concert des solutions adaptées en matière de vigilance, expliquent Sébastien Schapira et Antoine Galudec du cabinet Schapira Associés, en charge de plusieurs contentieux en matière de vigilance. D’autant que de manière surprenante, les ONG ont préféré attaquer les groupes aux plans de vigilance les plus robustes, alors qu’il y a beaucoup de retardataires ».
Directive européenne
Sous peu, ces questions ne se poseront plus seulement dans un cadre français. «La France a une place de précurseur au niveau mondial, première juridiction à avoir codifié la prévention dans le cadre du devoir vigilance, se félicite Nicolette Kost de Sèvres, avocat associée chez McDermott. Aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, cette prévention relève au mieux de la soft law, à quelques exceptions près.» Bientôt les grandes entreprises européennes et les entreprises de pays tiers actives en Europe seront soumises à ce devoir de vigilance avec, notamment, la future directive CS3D (corporate sustainability due diligence directive). Alors que la loi française ne précise pas les détails relatifs aux types de risques, «la directive va plus loin en demandant aux entreprises d’identifier les incidences négatives, réelles et potentielles, de leur activité, tant en amont (chaîne d’approvisionnement) qu’en aval (distribution, transport ou stockage)», poursuit Nicolette Kost de Sèvres.
La majeure partie des grandes sociétés françaises «se sont adaptées à cette culture de conformité. Elles devraient facilement intégrer la future directive, précise Jean-Charles Jaïs. En revanche, cela sera beaucoup plus difficile pour un certain nombre d’entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui peinent déjà à mettre en œuvre les exigences anti-corruption de la loi Sapin 2.» En 2017, «les entreprises ont fait le choix stratégique de se concentrer sur la loi Sapin plus que sur la loi de vigilance, constate Nicolette Kost de Sèvres. Toutefois, avec la multiplication des mises en demeure et instances, les sociétés prennent conscience du risque et de la nécessité d’adapter le système de compliance anticorruption au devoir de vigilance, par exemple en classant et hiérarchisant les risques y afférents». Aujourd’hui, les grands groupes français doivent faire face à deux priorités : «se protéger avec un plan de vigilance, sérieux, à niveau et mis en œuvre ; et surveiller de près les évolutions réglementaires européennes (NFRD, et CSRD), et internationales», conseille l’associée de McDermott. Tout un programme.
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