
Banques centrales : les mauvais comptes des hausses de taux

Même les banquiers centraux lancent des avertissements sur résultats. Klaas Knot, le président de la banque centrale néerlandaise, y est allé du sien dans un courrier au ministre des Finances rendu public le 20 septembre. La De Nederlandsche Bank (DNB) s’attend à finir l’année dans le rouge, et, surtout, à cumuler 9 milliards d’euros de pertes d’ici à 2026. Une estimation liée à la remontée rapide des taux directeurs de la Banque centrale européenne (BCE) et des taux de marchés, et forcément fluctuante. « De nouveaux chocs de taux à la hausse pourraient entraîner des pertes supplémentaires, avertit Klaas Knot. Dans de tels scénarios, la DNB serait forcée de tirer sur ses coussins en capital. Si les pertes continuent à s’accumuler, il serait possible qu’elle soit confrontée à une situation de capital négatif. » Message transmis au ministère des Finances, et donc au contribuable néerlandais, qui pourrait être amené à renflouer l’institution.
Nous n’en sommes pas encore là. Mais la dégradation rapide des comptes des banques centrales risque vite de remettre ces institutions sous la lumière des politiques, avec les excès et les fausses pistes que l’exercice comporte. La dernière fois que le bilan de la Banque de France s’est invité dans le débat public, au-delà du cercle des spécialistes de politique monétaire, c’était pour évoquer l’effacement de la dette française…
Pourquoi un tel retournement ? En zone euro, les banques centrales nationales de l’Eurosystème se sont gorgées d’emprunts d’Etat dans le cadre du programme d’assouplissement quantitatif de la BCE. Comptablement, ces titres, portés à l’actif, ont entraîné une hausse équivalente du passif, sous forme de réserves détenues par les banques commerciales. Durant les longues années de taux négatifs, les banques centrales pouvaient gagner des deux côtés, sur leurs réserves et sur leurs titres en portefeuille. En portant en quelques mois de -0,5 % à 1,5 % le taux de sa facilité de dépôt, la BCE a changé la donne. Les banques centrales nationales doivent désormais rémunérer les réserves excédentaires de l’Eurosystème, qui frôlent les 4.700 milliards d’euros. Soit, aux niveaux actuels, près de 6 milliards d’euros par mois.
Effet d’aubaine
Ce montant de réserves a été en partie gonflé par la troisième série d’injections de liquidité à long terme (TLTRO 3), réalisées au moment de la pandémie de Covid pour éviter un gel du crédit. L’encours de ces lignes à trois ans, dont la dernière sera remboursable en septembre 2024, dépassait 2.110 milliards d’euros fin octobre, selon les statistiques de la BCE. Consentis à des conditions très avantageuses, ces financements ont conduit récemment à un effet d’aubaine. « En raison des modalités des TLTRO, la hausse des taux a créé une opportunité d’arbitrage pour les banques entre ces prêts et la facilité de dépôt, relève Bas van Geffen, stratégiste chez Rabobank. Presque toutes ont décidé de garder ces prêts, ce qui maintient cette liquidité excédentaire dans le système, et la BCE doit rémunérer celle-ci à un taux de la facilité de dépôt supérieur à celui qu’elle perçoit sur les TLTRO. »
Le coût du passif, à taux variable, commence aussi à dépasser la rémunération tirée du portefeuille de placement, constitué de dette à taux fixe. Les banques centrales ont acheté des emprunts d’Etat qui, avant la remontée de 2022, payaient des coupons très faibles. C’est en particulier le cas dans les pays du nord de l’Europe. De mai 2019 à décembre 2021, par exemple, le taux à 10 ans néerlandais a quasiment toujours évolué en territoire négatif. « La DNB a surtout acquis des emprunts d’Etat néerlandais dans le cadre des programmes d’achats de l’Eurosystème », rappelle Klaas Knot dans son courrier.
Pour ajouter au problème, la remontée des taux fait baisser la valeur de marché de ces portefeuilles d’emprunts d’Etat. La sensibilité est encore plus marquée pour les titres de maturités longues et de coupon faible. Vu la taille des bilans, la perte comptable latente peut gonfler très vite. La Reserve Bank of Australia, qui détenait à fin juin près de 340 milliards de dollars australiens d’obligations acquises dans le cadre de son assouplissement quantitatif, enregistre ces titres à la valeur de marché dans son compte de résultat. Elle a accusé sur ce portefeuille une perte comptable de 44,5 milliards pour son exercice clos au 30 juin, et son capital est devenu négatif. En zone euro, la Banque nationale de Belgique (BnB) a aussi fait état, en septembre, de pertes latentes sur son portefeuille d’investissement.
Gros contribuable
Les banques centrales ne sont pas des banques commerciales, et il leur est techniquement possible de fonctionner avec un capital négatif. Mais cette situation pourrait provoquer un certain inconfort dans des pays où leur tour de table comprend aussi des actionnaires privés. C’est le cas notamment en Italie et en Belgique. La BnB est même cotée en Bourse et a vu la valeur de son action fondre de moitié ces dernières semaines. « Le problème d’une banque centrale fonctionnant avec un capital négatif serait surtout politique : la situation pourrait affecter la confiance du grand public et nourrir les critiques sur la politique monétaire. C’est notamment vrai pour les TLTRO, qui ont été conçues comme une subvention aux banques », indique Gilles Moëc, chef économiste du groupe Axa.
Dans ces conditions, personne ne souhaiterait en arriver au stade d’une recapitalisation publique. Difficile de demander aux Trésors nationaux de renflouer leur banque centrale parce que celle-ci verse des milliards d’euros à des groupes privés comme BNP Paribas ou Deutsche Bank. L’indépendance de l’institution monétaire vis-à-vis du pouvoir politique en serait aussi affectée. Mais sans aller jusque-là, les Etats vont devoir tirer un trait en 2023 sur les copieuses recettes fiscales dont ils avaient bénéficié ces dernières années de la part de leur banque centrale. Le sujet est sensible – interrogée par L’Agefi, la Banque de France ne souhaite pas s’exprimer. Elle a remonté à l’Etat 3,6 milliards d’euros en dividendes et en impôt sur les bénéfices au titre de 2021, après 4,2 milliards l’année précédente. A l’échelle de la zone euro, le choc budgétaire du coût des réserves s’annonce douloureux. « Le manque à gagner fiscal représenterait 1 % du PIB de la zone euro, au niveau actuel des réserves excédentaires et en appliquant un taux maximum de la facilité de dépôt à 3 %, qui correspond à l’hypothèse des marchés aujourd’hui », fait valoir Gilles Moëc.
Que faire pour réduire la facture ? Faire baisser les réserves excédentaires, puisque les hausses de taux doivent suivre leur rythme face aux pressions inflationnistes. Le 27 octobre, la BCE a décidé de modifier les conditions financières de ses TLTRO. A partir du 23 novembre, elle percevra sur ces financements des intérêts calculés d’après la moyenne de ses différents taux directeurs. Les banques ne pourront donc plus gagner d’argent en jouant sur la différence avec le taux de dépôt et seront incitées à restituer ces fonds dès que possible. Trois fenêtres de remboursement anticipé ont d’ailleurs été ménagées à cet effet, alors que la principale tombée de TLTRO était prévue initialement fin juin 2023 pour près de 1.200 milliards d’euros (voir graphique). Pour autant, beaucoup d’économistes jugeaient discutable, sur le plan des principes, cette modification rétroactive d’un contrat. « Il n’existe pas de bonne solution, et il peut y avoir une contradiction avec les objectifs de la politique monétaire, souligne Gilles Moëc. Ne rien faire équivaut à doper les profits des banques, donc leur appétit à prêter, alors que la BCE cherche à resserrer les conditions financières. Limiter les profits liés à l’arbitrage sur les TLTRO pourrait inciter les banques à replacer cette liquidité sur le marché monétaire, donc provoquer une baisse des taux courts, là aussi en opposition avec l’objectif de la banque centrale. La solution choisie – changer ‘ex post’ le coût des TLTRO – n’est que partielle (ce n’est qu’une part minoritaire du bilan de la BCE) et peut nuire à la crédibilité d’opérations similaires dans le futur. »
L’autre moyen de réduire le bilan consisterait à passer au quantitative tightening, c’est-à-dire à diminuer la taille du portefeuille obligataire. La BCE doit préciser ses intentions lors de sa réunion de politique monétaire du 15 décembre. Mais, là aussi, en tenant compte de la contrainte financière. Vendre ces titres avant l’échéance à un prix inférieur au pair risquerait de cristalliser des pertes latentes. De quoi plaider pour un simple arrêt des réinvestissements des titres arrivant à échéance, dont l’effet sur la taille du bilan sera forcément plus lent.

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