
La Grande Démission

Hubert Rodarie, président de l’Association française des investisseurs institutionnels (AF2I)
Mais que veut dire cette expression ? Pourquoi les médias utilisent-ils ce qualificatif de « grande » ? Certes, en Europe, nous avons eu une Grande Guerre, celle de 1914. Aux Etats-Unis, ce fut la Grande Dépression des années 1930. Les deux furent terribles, et le monde changea à chaque fois.
A partir des années 1980, il y a eu la Grande Transformation financière. Appelée aussi financiarisation, elle se traduisit par l’abandon des réglementations étatiques et par une autorégulation s’imposant aux entreprises et aux Etats par le biais des marchés mondialisés et décloisonnés. Cette Grande Transformation s’est parachevée avec la Grande Modération, que tous les financiers connaissent aux Etats-Unis. En Europe, c’est plus rare. Ce fut l’époque, de la fin des années 1990 à 2008, où les dirigeants américains crurent avoir trouvé le bon dispositif pour installer une croissance continue, sans inflation ou retournement cyclique. Et le monde économique et financier avait changé profondément au terme de ces deux phénomènes qualifiés de « grand[s] ».
La crise en 2008 a bousculé bien des certitudes. Elle a mis en évidence que la Grande Modération ne concernait ni l’endettement, ni les excès des rémunérations de tous ordres dans le monde financier : de fait les mots « avidité » (greed) et « démesure » (hubris) furent utilisés pour décrire ce qui fut alors révélé. Et, malgré l’énormité des pertes, cette crise de 2008 n’a pas été appelée la grande crise financière. Ne dit-on pas ainsi implicitement que, malgré la masse des réglementations adoptées, rien de fondamental n’a été depuis réformé ?
En 2021 apparaît la Grande Démission (9,6 millions d’occurrences sur Google). Aux Etats-Unis, de façon surprenante, plus de 48 millions de personnes ont démissionné de leur emploi. Et cela a continué en 2022. Tous les secteurs sont touchés. Pourquoi, disent certains, choisir la précarité, refuser les conditions de travail rendues idéales par divers codes de conduite, c’est-à-dire inclusives, respectueuses de tous, dans des espaces partagés, flexibles et avec des happiness officers ? Même si beaucoup retrouvent un job, ce phénomène annoncerait-il lui aussi un grand changement ?
Certes, ces démissions peuvent être expliquées car, malgré les discours optimistes, le travail, même lorsqu’il n’est pas à faible valeur ajoutée (bullshit jobs), s’est parcellisé, la créativité est souvent suspecte, l’activité, encadrée par les process, suivis d’autant plus strictement que l’entreprise s’est « digitalisée », c’est-à-dire a informatisé et automatisé de plus en plus de tâches. De fait, les discours et les pratiques managériaux installent une servitude au motif de l’efficacité, jugée en référence au suivi du process et non à l’atteinte d’un but. Ce renversement du rôle du process, devenu plus une contrainte qu’une aide, ne rend pas heureux. La période de confinement pendant le Covid et le télétravail ont rendu évident ce mal-être.
Fin des projets collectifs
Seraient-ce les seules raisons ? Certes non, car il faut reconnaître que l’entreprise est aujourd’hui le dernier lieu social où une collectivité est reconnue comme légitime pour porter un projet collectif durable. Beaucoup de structures porteuses d’actions collectives autrefois actives – mutuelles, syndicats professionnels ou de salariés, partis politiques – ont implosé. Seule l’action associative humanitaire reste forte. Cette situation ne serait-elle donc pas un fruit amer de l’individualisme promu en Occident ?
L’individualisme, comme le rationalisme, s’attaque à toutes les organisations et ne s’arrête pas au seuil de l’entreprise. Il fut même soutenu par les entreprises, car il permettait d’abattre des limites à leurs activités ou à leurs pratiques, limites décidées au nom d’un bien commun.
Refus de la contrainte
Dès lors, la Grande Démission, vue comme une généralisation en Occident du rejet de tout projet collectif, est, peut-on dire, analogue à la fuite des Soviétiques en 1989. Les Occidentaux fuient aujourd’hui des systèmes de contraintes qu’ils n’acceptent plus car ils ne peuvent plus les justifier par leur adhésion à un projet commun, comme ce fut le cas aussi pour les Soviétiques. Ils votent contre, avec leurs pieds.
Ce phénomène s’emballera-t-il ou se calmera-t-il face à la récession qui se profile ? Est-il annonciateur d’une désorganisation plus grave ? L’avenir le dira. Mais souhaitons que ces difficultés soient l’occasion d’une prise de conscience et redonnent le souci de projets communs, afin que cette Grande Démission perde son qualificatif et ses majuscules.

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