
La « Modern Monetary Theory » ou comment faire du neuf avec du vieux

Vivien Levy-Garboua, professeur associé à Sciences Po
Cela faisait longtemps que cela n’était pas arrivé : une théorie, venue d’Australie, pour résoudre nos problèmes macroéconomiques de croissance et d’emploi. La Grande Dépression avait fait découvrir le génie de Keynes, et si, enfin, la Grande Récession faisait naître de nouvelles solutions ? Toute la communauté des économistes bruisse depuis quelques mois de la Modern Monetary Theory (MMT). Plus encore depuis que la spectaculaire Alexandria Ocasio-Cortez, nouvelle élue démocrate à la Chambre des représentants, a affirmé que cette théorie devait « absolument [être] une partie plus importante de la discussion » relative au financement de ses propositions, notamment celles du Green New Deal, ce programme ambitieux de transition énergétique. Les plus éminents économistes américains ont écrit sur le sujet, presque tous critiques, mais n’est-ce pas une réaction normale face à la nouveauté ?
Les auteurs de la MMT se placent en général dans la tradition de Wynne Godley et de Hyman Minsky. Ils sont en marge du courant dominant et plutôt de gauche, bien qu’ils s’en défendent parfois. Leur conception se caractérise par une vision spécifique de la monnaie et la résurrection de la « finance fonctionnelle » d’Abba Lerner.
Selon les tenants de la MMT, la pleine souveraineté d’un Etat exige la capacité à lever l’impôt (la souveraineté fiscale) et la capacité à émettre sa propre monnaie (la souveraineté monétaire). Une monnaie souveraine, c’est celle dans laquelle un Etat souverain exige que les impôts lui soient payés. Deux conséquences en découlent : les politiques budgétaires et monétaires sont étroitement liées, et l’indépendance des banques centrales n’a pas de raison d’être dans une économie pleinement souveraine ; les Etats de la zone euro n’ayant pas de souveraineté monétaire, rien de tout ce qui suit ne s’applique à eux.
C’est donc une analyse de la monnaie d’Etat, par opposition aux monnaies qui sont apparues pour se libérer de la réglementation et de la contrainte des Etats ; elle ne rend pas compte des cryptomonnaies et de nombre d’épisodes où la monnaie est apparue indépendamment du pouvoir central et où des biens (ou des signes) servent d’intermédiaires pour des échanges sans lien apparent avec l’impôt, dans les sociétés primitives comme dans le monde moderne. C’est une vision réductrice de la monnaie. Pas très moderne donc, mais admettons-le et voyons la suite.
La finance fonctionnelle
En 1943, dans un article intitulé « Functional finance and the federal debt », l’économiste Abba Lerner a posé deux règles, qui servent de fondement à la « finance fonctionnelle ». Règle numéro un : la première responsabilité d’un gouvernement est de maintenir les dépenses publiques au niveau qui assure le plein emploi sans inflation. Règle numéro deux : le gouvernement (qui comprend l’Etat et la banque centrale, indissociables pour les tenants de la MMT) ne doit emprunter que s’il souhaite modifier la répartition de l’épargne financière du secteur privé entre monnaie et obligations souveraines.
Il en déduit qu’il suffit d’augmenter la dépense publique ou de baisser les impôts pour assurer le plein emploi sans inflation ; de fixer le taux d’intérêt de manière à avoir le niveau d’investissement souhaitable ; et de créer de la monnaie (ou en détruire) autant que nécessaire pour réaliser les recommandations qui précèdent. Le déficit budgétaire n’est pas un sujet, la banque centrale le financera, ce qu’elle peut faire si l’Etat est pleinement souverain, et qu’on peut augmenter la dette publique sans limite. Au passage, l’inflation semble définitivement enterrée.
James Montier, l’analyste du gérant d’actifs GMO, défend habilement la MMT en mettant en avant cinq « mythes » qu’elle conteste : les gouvernements, comme les ménages, ont une contrainte budgétaire ; imprimer de la monnaie pour financer un déficit est inflationniste ; les déficits budgétaires et une dette élevée conduisent à des taux d’intérêt élevés ; les déficits budgétaires persistants sont insoutenables ; la dette est une charge pour les générations futures. Effectivement, chacune de ces affirmations est contestable, voire résolument fausse. Mais nul besoin de la MMT pour l’affirmer.
En fin de compte, la MMT, comme théorie économique originale, ressemble à une supercherie. C’est du bon vieux keynésianisme de base, qui fait le pari qu’une relance budgétaire massive aux Etats-Unis ne créerait pas d’inflation et que l’endettement résultant ne serait pas un problème dans le contexte actuel de faibles taux d’intérêt et d’inflation. Un pari bien risqué, dans un pays qui connaît le plein emploi.
La MMT ? Un bon marketing, l’art de faire du neuf avec du vieux, une recommandation spectaculaire et alléchante, mais, pour la théorie économique, beaucoup de bruit pour rien.
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