Les stratégies des banques centrales en matière de monnaies numériques de banque centrale

Hervé Sitruk, président fondateur du France Payments Forum, présente cet été, en deux parties, les approches de divers pays concernant l'émission de monnaies numériques de banque centrale. Aujourd’hui, il dresse un panorama des différentes approches recensées dans le monde, de l’Asie aux Etats-Unis en passant par l’Europe.
Président-fondateur France Payments Forum
euro numérique digital MNBC MDBC connexion
Le premier rapport sur un euro numérique a été publié par la BCE en octobre 2020  -  Image Gerd Altmann/Pixabay

On pouvait croire qu’avec la Banque des Règlements Internationaux (BRI) et les multiples symposiums de banques centrales, celles-ci partageaient au plan mondial les mêmes objectifs et les mêmes paramètres pour définir leur action, et que leurs différences majeures provenaient des spécificités de leurs marchés. La divergence des stratégies en matière de monnaies numériques de banque centrale (MNBC) montre qu’elles intègrent des paramètres plus politiques, qui vont bien au-delà de l’objectif de stabilité monétaire.

Sans entrer dans un panorama détaillé, qui fera l’objet d’une publication de France Payments Forum à la rentrée prochaine, on peut rapidement esquisser quelques points hors d’Europe et en Europe :

Hors d’Europe

Ainsi, pour ce qui concerne le marché des Etats-Unis d’Amérique, nous connaissons tous désormais la volonté du nouveau gouvernement américain mais aussi du Congrès dans une démarche bipartisane, d’interdire l’émission d’un Digital Dollar et de favoriser le développement des cryptoactifs et des stablecoins libellés en dollars.

Le Genius Act (Guiding and Establishing National Innovation for Stablecoins) promulgué le 17 juillet dernier exigera notamment que les stablecoins soient entièrement garantis par des dollars américains, et que, pour éviter les monopoles, les grandes entreprises technologiques cotées en Bourse ne pourraient pas émettre des stablecoins sauf si elles s’associaient à des acteurs financiers ou répondraient à des exigences équivalentes (financières, confidentialité des données...). Le Clarity Act (Digital Asset Market Clarity Act), adopté également le même jour par la Chambre des représentants établit un cadre réglementaire pour les acteurs du marché des cryptoactifs, et clarifie les rôles de la Securities and Exchange Commission (SEC) et de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), la CFTC devenant le premier régulateur de la plus grande part des cryptoactifs, classés comme des «produits numériques», alors que la SEC ne conserverait son autorité que sur les cryptoactifs qui seraient qualifiés de titres de marché.

Un dernier règlement adopté par la Chambre des représentants et dénommé CBDC Anti-Surveillance State Act, doit être pris en compte : il vise à bloquer toute action de la Federal Reserve Bank (Fed), d’émission, et même de test, d’une monnaie numérique centrale de détail, sans accord préalable du Congrès. Il bloque ainsi l’émission d’un Digital Dollar pour les transactions de détail, émis par la Fed, sans interdire à la Fed de tester une éventuelle monnaie numérique de gros.

Du côté du marché britannique, la dernière déclaration du gouverneur de la Banque d’Angleterre, du 20 juin dernier, a remis en question l’utilité d’innovations telles que les stablecoins et les monnaies numériques de banque centrale de détail (retail CBDC), donc destinées à un usage dans les paiements courants. Andrew Bailey a souligné que ces nouvelles formes de monnaies devaient démontrer des avantages clairs pour justifier une adoption généralisée par les consommateurs. Ces avantages devraient inclure des innovations comme les contrats intelligents (smart contracts) dans les paiements et les technologies nouvelles dans la lutte contre la fraude. Il ajoutait : «Je pars du principe qu’il devrait y avoir un avantage ici – penser le contraire semble être un manque d’imagination.» Et précisait : «Logiquement, si la technologie numérique présente de réels avantages dans les paiements, nous devrions vouloir les voir dans la monnaie des banques commerciales», notamment via des Deposit Tokens bancaires intégrant ces innovations.

Chine, le pays précurseur

Du côté de la Chine, les travaux sur une MNBC retail (e-Yuan) ont démarré très tôt, dès 2014, au sein de la Banque Populaire de Chine, et des expériences pilotes ont été lancées progressivement à partir de fin 2019, mais à ce jour le e-Yuan est toujours en phase pilote. Le e-Yuan ne s’appuie que très partiellement sur la technologie blockchain, par souci de débit, dans un objectif d’utilisation par le grand public, compte tenu de l’état de la technologie au moment de sa conception, il y a une dizaine d’années. L’autre choix a été, lors de la phase d’expérimentation, de l’imposer aux acteurs du marché et d’exiger que les divers wallets chinois incluent le e-Yuan, sans que cette décision n’ait provoqué ni un soutien massif des grandes big techs chinoises, ni une adhésion du grand public et s’accompagne même d’un fort engouement parallèle des Chinois pour le bitcoin et pour les stablecoins américains.

Au Japon, la Bank of Japan a une tout autre vision des choses : d’abord, elle a réaffirmé le 4 juin dernier qu’elle n’avait aucun plan à court terme pour lancer une MNBC, l’objectif étant de maintenir l’usage à haut niveau des espèces qui prévaut encore au Japon. Et parallèlement de fournir aux acteurs du marché tous les éléments d’analyse pour permettre de développer le débat sur l’opportunité d’une MNBC : «La Banque continuera d’explorer en profondeur la CBDC en vue de fournir une base à de telles discussions.».

Au Canada, la Banque du Canada a annoncé qu’elle abandonnait son projet de monnaie numérique de banque centrale de détail, mais a laissé entendre qu’elle était prête, si la population du pays décidait qu’un tel produit était nécessaire à l’avenir.

En Australie, la Reserve Bank of Australia a lancé des recherches sur une MNBC de détail depuis de nombreuses années, mais a décidé en mars 2024 de se centrer sur le lancement d’une «wholesale central bank digital currency», qui offre plus d’avantages et moins de risques qu’une «retail central bank digital currency». La RBA «n’a pas été en mesure d’identifier un avantage public clair pour une MNBC de détail, car les citoyens sont bien servis par le système actuel de paiements de détail. Néanmoins, la RBA et le Trésor restent ouverts à la possibilité que cette évaluation évolue au fil du temps, à mesure que les avantages et les coûts potentiels seront mieux compris, tant au niveau international qu’au niveau national».

Enfin, aux lisières de l’Union européenne, du côté de la Suisse, la Banque nationale suisse (BNS) n’envisage pas le lancement d’une monnaie numérique de banque centrale de détail. Mais, elle examine dans le cadre du projet Helvetia, différentes approches, dont l’une fondée sur les DLT, et l’autre sur une monnaie électronique traditionnelle, permettant de régler en monnaie de banque centrale les opérations portant sur des actifs tokenisés.

En Europe

En Suède, après la baisse très rapide de la part des espèces dans les paiements courants, la réaction des Autorités a été double dès 2019 : à la fois confirmer la nécessité de l’acceptation des espèces, mais aussi confirmer le projet de e-krona par la Sveriges Riksbank, projet déjà lancé dès 2016, et engager les phases de tests en février 2020. Ce projet né il y a près de dix ans rencontre cependant des difficultés liées à la sécurité et la confidentialité des données, l’impact sur les banques commerciales, et à des questions de mise en œuvre technique, mais aussi à de nombreuses questions environnementales liées à la consommation énergétique du projet, qui en retardent le lancement effectif. Dès lors, la Sveriges Riksbank a opté pour une nouvelle technologie off line et envisage une nouvelle méthode de paiement utilisant un «portefeuille fantôme» et une carte de paiement, s'éloignant des transactions basées sur le téléphone mobile. La Sveriges Riksbank souligne en outre que les decisions sur le projet e-krona dépendront largement de celles sur l’euro numérique.

Au sein de la zone euro, comme on sait, la démarche de la BCE a conduit à de très nombreux travaux et groupes de travail, depuis le premier rapport sur un euro numérique publié par la BCE le 2 octobre 2020. Lancée en novembre 2023, la phase préparatoire du projet a jeté les bases de l’éventuelle émission d’un euro numérique. Le deuxième rapport d’avancement sur la phase préparatoire, publié en décembre 2024, détaille toutes les actions réalisées depuis le lancement de la phase préparatoire[2]. Des travaux se poursuivent et des conclusions sont attendues jusqu’à l’automne 2025, qui permettront de conclure sur la phase préparatoire. Parallèlement, la Commission européenne a publié fin juin 2023 un paquet législatif incluant le cours légal de l’euro et l’autorisation à donner à la BCE d’émettre cette nouvelle forme de monnaie. Ces textes règlementaires sont toujours en cours d’examen par les colégislateurs, et leur adoption est espérée au 2e semestre 2026. Du côté de la BCE, la décision d’émettre ou non l’euro numérique ne sera envisagée qu’une fois que le processus législatif de l’Union européenne sera achevé.

Mais, le Conseil des Gouverneurs de la BCE a annoncé en février 2025 avoir pris en compte les travaux et expérimentations menés parallèlement sur un euro numérique de gros («wholesale») tokenisé, et adopté le 1er juillet 2025, une feuille de route avec une approche en deux volets (i) un volet à court terme («Pontes») visant à établir un lien entre les plateformes DLT et les services Target d’ici fin 2026 et (ii) un volet à long terme («Appia») visant à développer des écosystèmes intégrés, innovants et tournés vers l’avenir.

DLT ou pas

Si on reprend donc, ce projet depuis l’origine, soit depuis près de cinq ans déjà, on peut noter beaucoup de travaux et de discussions, et le maintien des options d’origine pour l’essentiel, avec quelques évolutions :

Ce qui n’a pas changé, c’est à la fois la volonté de consolider la place des espèces en recul dans les paiements, qui fera l’objet du règlement européen unifiant la notion de cours légal en Europe, et parallèlement, de lancer une nouvelle forme de monnaie de détail, l’euro numérique de détail, qualifiée de «billet électronique» ;

Ce qui n’a pas changé non plus, c’est l’option d’émettre une «monnaie électronique» au sens de la directive européenne (DME), utilisable également pour les paiements de face à face et en ligne, une solution technique s’appuyant sur un porte-monnaie électronique, donc sans le choix d’une quelconque option fondée sur les DLT, mais avec une solution assurant les paiements «off line», comme les espèces ;

Ce qui a changé, c’est d’avoir ajouté l’émission d’une monnaie numérique de gros pour le règlement des opérations sur actifs tokenisés et même d’avoir envisagé une forme s’appuyant au moins partiellement sur une technologie DLT, ce qui a rapidement suscité une certaine adhésion.

Contrer les stablecoins

Ce qui a changé, ce sont les motivations de cet euro numérique de détail. Ainsi la BCE a-t-elle justifié ce choix d’une MNBC de détail :

D’abord par la menace du projet DIEM, depuis abandonné, et maintenant, par la menace américaine, au nom de la souveraineté européenne ;

Puis par la nécessité d’assurer la défragmentation du marché européen des paiements et la nécessité d’offrir une solution assurant les paiements sur tout l’espace SEPA, et pour ne pas laisser se développer l’emprise des ICS et des Big Techs internationales ;

Enfin, par le développement des stablecoins en dollar et la très faible émission de stablecoins en euros, ce qui créerait un fort déséquilibre, et pourrait compromettre la politique monétaire européenne.

Trouver le consensus

Plus même, l’Eurosystème est arc-bouté contre les stablecoins, même émis en euros, car jugés porteurs de risques systémiques et souhaiterait une version MiCA 2 du règlement européen pour prendre en compte l’émission d’un euro numérique, contrairement aux colégislateurs européens qui défendent l’apport du règlement MiCA existant et de l’intérêt d’un marché européen des cryptoactifs, voire de stablecoins en euros.

Enfin, ce projet européen de MNBC de détail est très controversé, voire rejeté avec une certaine virulence du côté bancaire, et un certain scepticisme sur les apports par diverses autres parties dans les paiements, y compris d’associations de consommateurs. Enfin, il est loin d’assurer un consensus parmi les colégislateurs européens. Ce qui pourrait compromettre le succès de ce projet en cas de lancement trop rapide.

[1] Les éléments concernant les différents pays ont été collectés via internet, et donc sont sujets à réserves de l’auteur. Ils ne visent ni l’exhaustivité, ni l’exactitude, ni la dernière actualité, mais à une illustration du propos.

[2] Cf. La BCE publie un deuxième rapport d’étape sur la phase préparatoire de l’euro numérique

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