
- Banque centrale
- Tribune
Mais pourquoi dollariser l’Argentine ?

Javier Milei l’annonçait quand il était candidat, la perspective devient tangible maintenant qu’il est très largement élu : l’Argentine va abandonner le peso pour le dollar. L’Argentine suivrait en cela, un peu plus de vingt ans après, le Salvador et l’Équateur, deux pays où le dollar est tout à la fois l’instrument de paiement, de valorisation et de réserve de valeur. L’idée courait depuis longtemps en Argentine : on parlait déjà de dollariser en 1991 plutôt que de mettre en place le currency board qui a prévalu jusqu’à son effondrement en 2001 ; on en a parlé à nouveau lors de cet échec. Un currency board est un régime de change qui arrime de façon fixe la monnaie à – par exemple – le dollar, la banque centrale s’imposant de conserver à tout moment des dollars en contrepartie des pesos émis.
Rachat des pesos
S’agissant de l’Argentine, le défi est immense. En raison de la taille de son économie d’abord. Ensuite pour la mise en place politique, puisque la constitution argentine semble l’interdire dans sa rédaction actuelle ; financière également car comment un pays dont les réserves de change sont à zéro peut racheter en dollars la masse des pesos détenus par le secteur privé argentin, ce qui devrait coûter, dit-on, plus de 20 milliards de dollars. Enfin, à annoncer qu’on passe demain au dollar, c’est aujourd’hui que les gens se précipitent pour céder leurs pesos (s’ils trouvent des acheteurs), d’où la surprise d’une chute du peso en anticipation du risque d’une dollarisation.
A lire aussi: Les marchés argentins ont bondi après l’élection de Javier Milei
Qu’en sera-t-il demain si jamais la bascule vers le dollar se fait. L’avantage immédiat est un ancrage nominal extrêmement solide pour la monnaie, puisque c’est celui que retiennent des États-Unis. L’inflation est donc contenue. Et les autorités apparaissent davantage crédibles à tenir cette « parité » qu’autrefois avec le currency board, puisqu’elles brûlent leurs vaisseaux en quelque sorte, le chemin de retour obligeant en pratique à recréer une monnaie nouvelle.
Perte de souveraineté
Par contre, il faut peser ce qu’il advient quand une monnaie externe s’impose comme moyen de paiement interne. On ne supprime nullement la politique monétaire ou la banque centrale, comme le proclame Milei ; on adopte la politique monétaire qu’une banque centrale bien existante décide, celle des États-Unis. Et ses décisions ne seront en aucun cas prises en considérant la situation conjoncturelle de l’Argentine. Rappelons-nous des critiques faites à l’euro au prétexte qu’on composait une « zone monétaire non optimale » : qu’en est-il alors s’agissant des États-Unis et de l’Argentine dont les structures économiques n’ont rien à voir. En particulier, les travailleurs argentins ne peuvent pas passer librement la frontière des États-Unis pour alléger les contraintes qui peuvent apparaître.
Un cycle économique amplifié
Cette perte de souveraineté est particulièrement déconseillée pour une économie fortement exportatrice de matières premières, agricoles dans le cas de l’Argentine et peut-être de pétrole demain sachant le vœu de Milei d’accélérer les investissements dans les prometteurs gisements d’énergie de schiste du pays. En effet, le cycle économique en sera amplifié. La raison tient à la corrélation en général négative qu’on observe empiriquement entre le niveau du dollar et le prix en dollars des matières premières, prix qui dépend du pouvoir d’achat de l’ensemble des pays du monde et non des seuls pays dont la monnaie suit le dollar. Quand, dans l’Argentine d’aujourd’hui, le prix en dollar du soja chute, la montée du dollar vis-à-vis du peso en limite l’effet sur le pouvoir d’achat local. Cet important élément de stabilisation disparaitra avec la dollarisation.
Autre aspect, l’endettement externe du pays sera bien sûr libellé en dollar. Mais la possibilité de crises de paiement ne disparaîtra pas pour autant. On verra donc pendant longtemps un spread élevé des dettes externes et internes de l’Argentine par rapport aux rendements exigés sur les titres du Trésor étatsunien. Les crises peuvent même être plus brutales, comme l’a été l’effondrement du currency board en 2001. La Grèce, lors de la crise de l’euro en 2011, s’était aperçue du prix de la liberté qu’elle avait perdue par l’abandon du drachme pour une monnaie «externe». Une nouvelle liberté apparaît, mais acquise à la dure.
Croissance freinée
C’est enfin sur la durée qu’un dernier problème se fait jour, et non le moindre. Le corset de fer qu’est l’adoption du dollar ne donne aucune garantie qu’on puisse éviter un grignotage, lent mais tenace, de la compétitivité des prix internes par rapport aux prix internationaux en dollars, c’est-à-dire des termes de l’échange. C’est un frein puissant à la croissance du pays (mais pas à la puissance de son secteur exportateur, s’agissant de matières premières en dollars). Il semble qu’on l’observe en Équateur : sa croissance cumulée depuis la réforme de 2001 est en deçà de cinq points de la moyenne des pays d’Amérique latine (mesurée en parité de pouvoir d’achat). L’Italie post-réforme de l’euro est un cas similaire : elle a été astreinte très subitement à une discipline sur ses coûts que les relations sociales ne permettaient pas de tenir. On le voit dans les deux zones du franc CFA en Afrique. Puissamment arrimées à l’euro par une sorte de currency board sous la férule du Trésor français, leurs économies ont été stabilisées mais au prix d’une croissance médiocre, un facteur qui n’aide probablement pas à la stabilité politique.
A lire aussi: Argentine : les géants de la banque espagnole sur le qui-vive
Car il ne faut pas se tromper sur la nature de l’inflation. Elle est fondamentalement le résultat d’un conflit interne sur le partage du revenu et ne s’arrête que lorsque les différents acteurs sont contraints d’en accepter le résultat. Dans le cas de l’Argentine, ce conflit remonte à au moins un siècle quand une industrie a émergé dans la région de Buenos Aires et quand les intérêts des travailleurs se sont opposés à ceux des dirigeants d’entreprise, eux-mêmes en conflit avec une classe agricole très puissante, jamais remise en cause par une quelconque réforme agraire. Quand un pays exporte une matière première comme le cuivre ou le pétrole, les producteurs sont peu nombreux et le gouvernement peut s’assurer, par voie de royalty ou de nationalisation, de la redistribution interne d’au moins une partie de la rente. Quand il y a près de 300.000 exploitations agricoles dont la taille moyenne approche les 600 ha, une telle redistribution est plus difficile.
La clé de l’hégémonie politique du péronisme, à la fois populisme de droite et de gauche, a été d’avoir su contenir socialement les conflits latents, mais sans vouloir ni pouvoir les régler sur le fond. L’inflation était l’échappatoire commode, y compris pour le gouvernement qui allégeait ainsi le poids de la dette publique et donc de ses largesses électorales.
Il reste à voir comment Milei pourra régler ce conflit, dont on voit qu’il est plus politique que financier, et au détriment de qui. La tronçonneuse qu’il brandissait en tant que candidat pour dénoncer l’immobilisme et la dégradation des institutions lui a fait peut-être gagner l’élection. Il est prudent qu’il la range au placard avant de discuter du sort du peso.
Plus d'articles du même thème
-
Patrimoine Online à Bordeaux avec Yves Mazin (CNCGP & Version Patrimoine)
Le nouveau président de la CNCGP, également co-fondateur du cabinet Version Patrimoine, était l’invité de la rentrée. -
L’automne s’annonce risqué pour les taux longs
Les obligations souveraines à long terme ont subi une nouvelle correction violente début septembre. Les facteurs fondamentaux comme les facteurs techniques ne permettent pas d’envisager un changement de la tendance. -
La saga des droits de douane continue
Un jugement fédéral du 29 août a statué en appel que le président Donald Trump n’avait pas le pouvoir d’instaurer une grande partie des taxes douanières mises en place sur les produits importés aux Etats-Unis depuis le mois de janvier. La Cour suprême devra trancher en dernière instance.
Sujets d'actualité
ETF à la Une

L'ETF d'Ark Invest, le casse estival de l'IPO de «Bullish»
- A la Société Générale, les syndicats sont prêts à durcir le ton sur le télétravail
- Revolut s’offre les services de l’ancien patron de la Société Générale
- Le Crédit Agricole a bouclé l'acquisition de Banque Thaler
- Les dettes bancaires subordonnées commencent à rendre certains investisseurs nerveux
- Les émetteurs français de dette bravent la crise politique
Contenu de nos partenaires
-
Wall Street recule face au ralentissement de l'emploi malgré la perspective de baisses de taux de la Fed
Washington - La Bourse de New York a clôturé en baisse vendredi après la dégradation du marché du travail en août aux Etats-Unis, l’inquiétude d’un ralentissement économique prenant le pas sur l’optimisme quant à une baisse des taux de la Fed. Le Dow Jones a reculé de 0,48% et l’indice élargi S&P 500 a perdu 0,32%. L’indice Nasdaq, à forte coloration technologique, a terminé proche de l'équilibre (-0,03%). La place américaine se montre quelque peu «angoissée» face à un possible «ralentissement économique» aux Etats-Unis, a souligné Jose Torres, analyste d’Interactive Brokers. Le marché du travail a continué à se dégrader en août aux Etats-Unis, avec un taux de chômage en progression, à 4,3%, selon les données officielles publiées vendredi par le ministère du Travail américain. La première économie mondiale a créé seulement 22.000 emplois le mois dernier, un niveau bien inférieur à ceux auxquels les Etats-Unis étaient habitués. Les analystes s’attendaient à 75.000 créations d’emploi, selon le consensus publié par MarketWatch. Les investisseurs demeurent prudents, ne connaissant pour le moment pas encore «toutes les implications de cette faiblesse persistante du marché du travail», notent les analystes de Briefing.com. Le flou autour des droits de douane de Donald Trump risque de continuer à freiner les embauches, a relevé par ailleurs Art Hogan, analyste de B. Riley Wealth Management. Mais ce rapport sur l’emploi donne aussi le feu vert à un assouplissement monétaire de la part de la banque centrale américaine (Fed) lors de sa réunion de septembre, avec la possibilité d’un futur coup de fouet pour l'économie. Il «laisse également entendre que d’autres mesures seront nécessaires pour stabiliser le marché du travail avant la fin de l’année», a noté Samuel Tombs, analyste de Pantheon Macroeconomics. Les acteurs du marché s’attendaient déjà à ce que le Fed réduise ses taux dans une fourchette de 4,00% à 4,25% lors de sa prochaine réunion. Désormais, ils sont aussi une majorité à anticiper d’autres baisses lors des réunions d’octobre et de décembre, selon l’outil de veille FedWatch CME. Dans ce contexte, sur le marché obligataire, les taux d’intérêt ont nettement reculé. Vers 20H15, le rendement de l’obligation d’Etat américaine à échéance 10 ans tombait à 4,09%, contre 4,16% jeudi en clôture. A deux ans, il reculait à 3,52% contre 3,59%. Au tableau des valeurs, le géant des semi-conducteurs Broadcom a brillé (+9,41% à 334,89 dollars) après l’annonce de résultats supérieurs aux attentes pour le troisième trimestre de son exercice décalé, tant au niveau de son chiffre d’affaires que de son bénéfice net par action. Le groupe pharmaceutique Kenvue a chuté (-9,15% à 18,66 dollars) après parution d’informations de presse assurant que le ministre américain de la Santé pourrait lier son médicament phare, le Tylenol, au développement de l’autisme chez l’enfant. Selon le Wall Street Journal, le ministre américain de la Santé Robert Kennedy Jr, contesté pour ses positions antivaccins, s’apprêterait à lier la prise d’acétaminophène (ou paracétamol) - principe actif du Tylenol aux Etats-Unis ou Doliprane en France - chez les femmes enceintes au développement de troubles neurodéveloppementaux chez l’enfant, dont l’autisme. Le spécialiste des véhicules électriques Tesla (+3,64% à 350,84 dollars) a été recherché après que son conseil d’administration a proposé un plan de rémunération inédit sur dix ans pour son patron Elon Musk, qui pourrait lui rapporter plus de 1.000 milliards de dollars, sous conditions, et renforcer son contrôle sur l’entreprise. L'équipementier sportif Lululemon Athletica a plongé (-18,58% à 167,80 dollars) en raison de prévisions ne convainquant pas les analystes. L’entreprise s’attend à un bénéfice net par action compris entre 12,77 et 12,97 dollars pour l’année complète, alors que les anticipations étaient de 14,15 dollars. Nasdaq © Agence France-Presse -
Wall Street clôture en baisse après des chiffres décevants de l'emploi américain
Washington - La Bourse de New York a clôturé en baisse vendredi après la dégradation du marché du travail en août aux Etats-Unis, l’inquiétude d’un ralentissement économique prenant le pas sur l’optimisme quant à une baisse des taux de la Fed. Le Dow Jones a reculé de 0,48% et l’indice élargi S&P 500 a perdu 0,32%. L’indice Nasdaq, à forte coloration technologique, a terminé proche de l'équilibre (-0,03%). Nasdaq © Agence France-Presse -
Immigration clandestine : raid policier dans une usine Hyundai-LG aux Etats-Unis, près de 500 arrestations
Washington - Près de 500 personnes, dont une majorité de Sud-Coréens, ont été arrêtées par la police de l’immigration dans une usine de fabrication de batteries des groupes sud-coréens Hyundai et LG dans l’Etat de Géorgie (sud-est), soupçonnées de travailler illégalement aux Etats-Unis. Le raid, mené jeudi, résulte d’une «enquête pénale liée à des accusations de pratiques d’embauche illégales et à de graves infractions fédérales», a expliqué vendredi Steven Schrank, un agent du service d’enquêtes du ministère américain de l’Intérieur, au cours d’une conférence de presse. Il s’agit de «la plus importante opération des forces de l’ordre sur un même site de toute l’histoire du service des +Homeland Security Investigations+ (+Enquêtes sur la sécurité intérieure+)», a-t-il affirmé, s’exprimant d’Atlanta, dans l’Etat de Géorgie. Les 475 personnes arrêtées dans cette usine, située dans la ville d’Ellabell, se «trouvaient aux Etats-Unis de manière illégale» et «travaillaient illégalement», a affirmé M. Schrank, soulignant que la «majorité» d’entre elles étaient de nationalité sud-coréenne. Sollicité par l’AFP aux Etats-Unis, le constructeur automobile a répondu être «au courant du récent incident» dans cette usine, «surveiller étroitement la situation et s’employer à comprendre les circonstances spécifiques» de cette affaire. «A ce stade, nous comprenons qu’aucune des personnes détenues n'était directement employée par le groupe Hyundai», a-t-il poursuivi, assurant donner «priorité à la sécurité et au bien-être de quiconque travaille sur ce site et au respect de toutes les législations et réglementations». De son côté, LG Energy Solution a affirmé suivre «de près la situation et recueillir toutes les informations pertinentes». «Notre priorité absolue est toujours d’assurer la sécurité et le bien-être de nos employés et de nos partenaires. Nous coopérerons pleinement avec les autorités compétentes», a ajouté cette entreprise. La Corée du Sud, la quatrième économie d’Asie, est un important constructeur automobile et producteur de matériel électronique avec de nombreuses usines aux Etats-Unis. Mission diplomatique Une source proche du dossier avait annoncé quelques heures plus tôt, de Séoul, qu’"environ 300 Sud-Coréens» avaient été arrêtés pendant une opération du Service de l’immigration et des douanes américain (ICE) sur un site commun à Hyundai et LG en Géorgie. De son côté, l’agence de presse sud-coréenne Yonhap avait écrit que l’ICE avait interpellé jusqu'à 450 personnes au total. Le ministère sud-coréen des Affaires étrangères avait également fait d'état d’une descente de police sur le «site d’une usine de batteries d’une entreprise (sud-coréenne) en Géorgie». «Plusieurs ressortissants coréens ont été placés en détention», avait simplement ajouté Lee Jae-woong, le porte-parole du ministère. «Les activités économiques de nos investisseurs et les droits et intérêts légitimes de nos ressortissants ne doivent pas être injustement lésés dans le cadre de l’application de la loi américaine», avait-il poursuivi. Séoul a envoyé du personnel diplomatique sur place, avec notamment pour mission de créer un groupe de travail afin de faire face à la situation. Les autorités sud-coréennes ont également fait part à l’ambassade des Etats-Unis à Séoul «de (leur) inquiétude et de (leurs) regrets» concernant cette affaire. En juillet, la Corée du Sud s'était engagée à investir 350 milliards de dollars sur le territoire américain à la suite des menaces sur les droits de douane de Donald Trump. Celui-ci a été élu pour un second mandat en novembre 2024, en particulier sur la promesse de mettre en oeuvre le plus important programme d’expulsion d’immigrés de l’histoire de son pays. Depuis, son gouvernement cible avec la plus grande fermeté les quelque onze millions de migrants sans papiers présents aux Etats-Unis. Au prix, selon des ONG, des membres de la société civile et jusqu’aux Nations unies, de fréquentes violations des droits humains. D’Atlanta, le Bureau de l’alcool, du tabac, des armes à feu et des explosifs (ATF) a expliqué sur X avoir participé à l’arrestation d’environ 450 «étrangers en situation irrégulière» au cours d’une opération dans une usine de batteries, une coentreprise entre Hyundai et LG. Selon son site internet, Hyundai a investi 20,5 milliards de dollars depuis son entrée sur le marché américain en 1986 et compte y investir 21 milliards supplémentaires entre 2025 et 2028. L’usine d’Ellabell a été officiellement inaugurée en mars, avec l’objectif de produire jusqu'à 500.000 véhicules électriques et hybrides par an des marques Hyundai, Kia et Genesis. Elle devrait employer 8.500 personnes d’ici à 2031. © Agence France-Presse