L’impasse du dollar

L’emballement et les outrances de la Maison -Blanche sur le billet vert perturbent les marchés. Mais, en toutes fins, même si le dollar gardera une place significative dans les portefeuilles, il verra son profil déprécié et grevé d’une prime de risque conséquente, explique Vivien Levy-Garboua, professeur à Sciences Po.
Professeur à Sciences Po
Vivien Levy Garboua
Vivien Levy-Garboua, professeur à Sciences Po  - 

Stephen Miran, qui préside désormais le Council of Economic Advisers, a proposé, dans une note qui a fait grand bruit, une interprétation de la stratégie économique de Donald Trump. Son diagnostic repose sur l’affirmation que le lourd déficit commercial américain est la conséquence d’un dollar surévalué et que cette surévaluation résulte du rôle de monnaie de réserve du billet vert.

Regardons ce qu’il en est. Le constat n’est pas du tout rassurant.

Le double déficit

En Europe, on admire et on envie la «performance» des Etats-Unis, qui combinent le plein emploi, une inflation modérée (un peu plus forte qu’en Europe, mais pas dramatique) et une forte croissance tirée par les «Sept Magnifiques» et toutes les entreprises du secteur de l’IA. Mais cette performance a un coût : les déficits jumeaux.

Le déficit extérieur est le plus préoccupant. Il est très élevé pour le commerce des biens, mais partiellement compensé par un fort excédent des services. En 2024, le solde de la balance courante est négatif de 1.200 milliards de dollars. Mais comme le déficit a été permanent depuis 1992, soit 33 ans (1), le cumul des déficits se reflète dans la position extérieure nette des Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde. Cette position atteignait, fin 2024, 26.230 milliards de dollars, soit près de 95% du PIB de l’année (2). Elle est désormais financée pour moitié par de la dette, et pour moitié par des actions. Et, dans cette dette, l’encours de bons du Trésor américain compte pour environ 60%, soit 8.200 milliards de dollars (25% de la dette publique américaine).

Le second problème est celui qui résulte des déficits budgétaires successifs. En 2024, le budget affiche un déficit de 6,4% du PIB, et la dette publique dépasse les 120% du même PIB. Par paliers successifs, l’encours de la dette est passé de 60% du PIB avant 2008 à 100% en 2010, pour franchir le seuil des 120% après la période du Covid. Un doublement en quinze ans. Avec une croissance nominale de 4,5% à 5%, et des taux d’intérêt de 4%, c’est encore supportable. Mais c’est une situation fragile et qui peut rapidement s’inverser.

Il y a un lien entre ces deux déficits : la balance courante reflète un excès de l’investissement sur l’épargne intérieure aux Etats-Unis, et ce déséquilibre est lui-même largement la conséquence de la désépargne de l’Etat, c’est-à-dire des déficits budgétaires.

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A qui la faute ?

Dans un monde d’étalon dollar et de changes flexibles, il est normal que la devise américaine, devenue « la » monnaie de réserve, soit détenue par les agents économiques du reste du monde. Cette détention prend la forme de dépôts, mais surtout de bons du Trésor américains. Miran en déduit (i) que c’est cet appétit pour leur devise qui est à l’origine de la surévaluation du dollar avec ses conséquences désastreuses sur leur commerce extérieur et (ii) que cette détention nette de la devise américaine est la cause de leur déficit structurel de la balance courante. Et puisque la Chine et l’Europe sont les principaux détenteurs de dollars, c’est à eux qu’incombe la responsabilité principale de ce «fardeau exorbitant» imposé aux Etats-Unis, et c’est eux qui doivent en payer la facture, en réévaluant leur monnaie de manière unilatérale ou en consolidant sur très longue période leurs avoirs en dollars (100 ans, rien de moins).

Rien de tout cela n’est sérieusement défendable. Le fait que le «reste du monde» soit obligé de détenir la devise américaine est la conséquence du système de l’étalon dollar, mais n’implique en rien que les Etats-Unis soient obligés d’afficher un déficit de balance courante. Il est certes plus facile pour eux que pour quiconque de financer un déficit extérieur, mais c’est in fine leur politique qui en décide. En outre, s’il s’agit de blâmer les Etats, la part de bons du Trésor détenus dans les réserves officielles des banques centrales baisse régulièrement depuis dix ans et ne représente plus que 10% environ de l’encours désormais.

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L’impasse

La vérité, c’est que Trump a des raisons d’avoir peur. La situation dont il hérite est intenable, et un ajustement doit se produire tôt ou tard. Mais il n’y a pas d’alternative au dollar : ni l’euro, ni le yuan ne peuvent prétendre le détrôner dans son statut de monnaie de réserve dans les années à venir. La suggestion de Larry Fink d’envisager le bitcoin comme devise de référence de préférence au dollar traduit plus le désarroi dans lequel nous plonge notre organisation actuelle qu’une alternative sérieuse. Il ne reste alors que deux issues raisonnables :

- Pour les Etats-Unis, négocier une solution coopérative en s’abstenant de menacer ses partenaires. Demander à l’Europe d’initier un programme de relance autour de la défense et des secteurs innovants suffisamment ambitieux pour réduire son excédent courant, et à la Chine de réévaluer sa monnaie.

- Imaginer un nouveau système monétaire autour d’une Autorité monétaire mondiale indépendante et d’un système de DTS ou autre monnaie internationale.

Le seul énoncé de ces types de remède fait sentir à quel point nous sommes encore loin d’une solution. En attendant, c’est l’impasse.

La guerre commerciale qui commence, pourrait entraîner une contraction du commerce mondial et une récession planétaire. S’ils n’ont plus confiance dans le dollar, les acteurs de l’économie mondiale ne vont pas rester passifs, ils vont rechercher des actifs sûrs et liquides : l’or, le bitcoin ? En souhaitant la baisse du dollar, Trump la provoque déjà. Une certitude : le billet vert gardera une place significative dans les portefeuilles, mais il s’agira d’un dollar déprécié et grevé d’une prime de risque conséquente. À la fin, il n’y aura que des perdants.

[1] En fait 43 ans, mais avec l’exception qui confirme la règle, en 1991.

[2] Pour se faire une idée de l’énormité de ces chiffres, la France, qui accumule des déficits courants depuis pas mal d’années et est considérée comme le «mauvais élève» de l’Europe, avait, fin 2024, une position extérieure nette de 20% environ de son PIB.

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