
L’idée d’un découplage des économies mondiales s'éloigne

Le «découplage» a été le maître mot des grandes puissances commerciales – Union européenne, Etats-Unis, Chine – soucieuses de restaurer une autonomie stratégique mise à mal par la globalisation des échanges, et dont les failles ont été mises au jour par les dernières crises.
La politique mise en place par l’UE pour réduire sa dépendance aux importations chinoises s’est jusqu’ici avérée inopérante. A l’occasion de son déplacement en Chine au mois d’avril dernier, au côté du président français Emmanuel Macron, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen a déclaré que l’UE ne pouvait pas se découpler de la Chine, mais devait réduire les risques en rééquilibrant les relations commerciales. L’UE est aujourd’hui le second marché d’exportation des produits chinois, et son premier marché d’importation avec un peu plus de 10% des importations en valeur.
L’évolution de la balance commerciale est à ce titre édifiante. «En économie de guerre, l’indicateur clé de performance n’est plus le PIB du temps de paix, mais le ratio de dépendance relative vis-à-vis du reste du monde, qui se traduit par la balance commerciale et de celle des paiements», explique David Baverez, investisseur, et auteur de Chine-Europe : le grand tournant (Le Passeur éditeur, avril 2021). Or le déficit commercial de l’UE vis-à-vis de la Chine s’est sensiblement creusé, atteignant près de 400 milliards d’euros en 2022, en hausse de plus de 58%.
L’UE veut changer de dogme
Réunis en conseil informel au mois de mai, les ministres européens des Affaires étrangères ont entériné définitivement l’échec de la politique mise en place en 2019. Pékin y était alors décrit comme un «partenaire, concurrent stratégique et rival systémique», une expression qui, en essayant de rassembler les vues parfois opposées de certains Etats membres, témoignait surtout de l’impossibilité d’élaborer une stratégie.
Le chemin vers la clarification s’apprête à connaître une nouvelle étape à l’occasion de la prochaine réunion du Conseil, les 29 et 30 juin prochains. Les propositions de «recalibrage» du Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrell seront examinées par les chefs d’Etat de l’UE.
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Le MACF (mécanisme d’ajustement carbone aux frontières), présenté comme l’un des principaux outils de ce recalibrage, doit entrer en vigueur au 1er janvier 2026. Jean Pisani-Ferry l’a décrit comme un mécanisme «imparfait» lors de la présentation des travaux de la mission qu’il a co-dirigée avec Selma Mahfouz. Raphaël Trotignon et Olivier Redoulès enfoncent le clou dans une note publiée par Rexecode : le MACF serait inopérant, en raison du faible nombre de produits couverts : 571 codes produits sur les 10.000 que compte la nomenclature des douanes.
A court terme, moins de 2% des exportations chinoises vers l’UE seront couvertes par le MACF, pour une valeur d’environ 6,5 milliards d’euros. Cependant, la Chine craint un durcissement du mécanisme sur le long terme, et souhaite engager un dialogue avec l’UE dans le cadre de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), dans une requête formalisée au mois de mars 2023.
Les Etats-Unis montrent des premiers signaux de relocalisation
Les Etats-Unis ont également enregistré un déficit commercial de 382 milliards en 2022, un record depuis 2018. Le pays reste la première destination des exportations chinoises (16,2% du total), suivi de l’Union européenne (15,6%). L’examen du détail des produits importés montre une réalité plus contrastée. «A la suite de la guerre commerciale initiée par l’administration Trump, et maintenue par l’administration Biden, on a vu une baisse sensible des importations américaines en provenance de Chine pour les biens figurant sur les listes tarifaires», précise Emile Gagna, économiste chez Candriam (voir graphe).

Cependant, ce déficit apparaît en forte baisse depuis le début de l’année 2023 par rapport à la même période en 2022 : -62%, à 82 milliards de dollars, selon les derniers chiffres du US Census Bureau. Faut-il y voir les premiers effets de la relocalisation des chaînes de valeurs encouragée par l’administration américaine ? «Difficile à évaluer à ce stade», réagissent Ruben Nizard, économiste Amérique du Nord et Bernard Aw, économiste Asie-Pacifique chez Coface. «Cependant, il y a déjà des signes que les entreprises réagissent aux initiatives politiques visant à stimuler l’offre intérieure de semi-conducteurs, qui a été au cœur des tensions les plus récentes sur le front commercial entre les États-Unis et la Chine. Les dépenses de construction dans la fabrication d’ordinateurs/électroniques/électriques ont bondi de près de 75% depuis août 2022, à la suite de l’adoption du Chips Act et de la loi sur la réduction de l’inflation. Avec les mesures de contrôle des exportations, cela devrait contribuer à un changement dans les chaînes d’approvisionnement des équipements de haute technologie», poursuivent-ils.
La Chine tire parti des accords de libre-échange régionaux
Malgré ces tensions, le commerce chinois ne s’est jamais aussi bien porté. Les pertes de parts de marché aux Etats-Unis sont compensées par l’ouverture de nouveaux marchés. «Les données des douanes chinoises ont indiqué que la part des exportations chinoises vers les États-Unis est passée de 19% en 2017 à 16% en 2022. Cette baisse a été compensée par une part accrue vers l’ASEAN (13% à 16%) et des hausses plus modestes vers Taïwan (1,9% à 2,3%), Australie (1,8% à 2,2%), Brésil (1,3% à 1,7%) et l’Inde (3% à 3,3%) », indiquent Ruben Nizard et Bernard Aw. Dix accords de libre-échange (ALE) sont actuellement en négociation, qui viendront s’ajouter aux 17 ALE déjà conclus.
«Le surplus commercial de la Chine a atteint un niveau record de 900 milliards de dollars en 2022, en hausse de près de 45%, ce qui indique que la Chine est déjà rentrée en économie de guerre», analyse David Baverez. La baisse des exportations au mois de mai (-7,5% en glissement annuel) indique seulement que «la demande mondiale montre probablement ses premiers signaux de contraction », selon Florian Ielpo, responsable de la macroéconomie chez Lombard Odier IM.
En revanche, la politique sectorielle de découplage de la Chine, formalisée dans le plan «Made in China 2025» présenté en 2015, est, elle aussi, mise en échec par les restrictions aux importations décidées par les Etats-Unis. Le ratio d’autosuffisance de Pékin pour des produits aussi stratégiques que les semi-conducteurs n’est que de 17%, selon Robeco, bien loin donc, de l’objectif de baisse de la dépendance de 70% à horizon 2025. L’annonce récente de mesures similaires par les Pays-Bas et le Japon devrait être une contrainte supplémentaire pour l’atteinte de cet objectif.
Bien loin de parvenir au découplage annoncé, les trois superpuissances doivent s’essayer à dialoguer. Malgré une escalade sur le terrain géopolitique, les Etats-Unis eux-mêmes y semblent disposés, comme le prouve l’annonce - non confirmée officiellement - du voyage du secrétaire d’Etat Antony Blinken en Chine, prévu le 18 juin.
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