Série de rentrée (4/5) : Les docteurs de l’asset management

Pour célébrer la rentrée, NewsManagers vous fait découvrir chaque jeudi des professionnels de la gestion d’actifs ayant fréquenté les bancs de l’Université particulièrement longtemps, les titulaires de doctorats, et à voir comme leur thèse sur les marchés financiers a influencé, ou pas, leur vie professionnelle.
Jean-Loup Thiébaut
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 -  Nicolas Robin

Notre quatrième rencontre, Christian Walter, a raccroché ses gants de gérant pour se consacrer pleinement à la recherche scientifique. L’actuel titulaire de la chaire "Éthique & finance» du Collège d’études mondiales de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme a soutenu sa thèse «Les structures du hasard en économie : efficience des marchés, lois stables et processus fractals» en 1994 à Sciences Po Paris. Puis son habilitation à diriger des recherches (HDR)"Hasard, finance et histoire» en 2004 à l’université d’Orléans. Il a depuis publié sept ouvrages, dont «Extreme Financial Risks and Asset Allocation» (2014), avec Olivier Le Courtois, qui a reçu le prix Kulp-Wright Award 2016. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur l’épistémologie des marchés financiers ? Je m’intéresse à la philosophie depuis le secondaire. Même durant mes études supérieures à l’Essec, j’ai conservé cet intérêt en suivant un séminaire en histoire et en sociologie des sciences. Je suis rentré professionnellement dans la gestion d’actifs avec une bonne expérience de philosophie des sciences, notamment au travers de mes lectures de Gaston Bachelard (La formation de l’esprit scientifique) et Alexandre Koyré (Du monde clos à l’univers infini). Lors du krach de 1987, quelques années après mes débuts comme gérant de portefeuille, j’ai repéré des problématiques sur lesquelles j’avais travaillé auparavant en épistémologie. Pour pouvoir prendre part au débat intellectuel, j’ai alors repris en parallèle mes études et je suis devenu actuaire diplômé puis agrégé. Lors de mes études d’actuaire, j’ai rédigé un mémoire portant sur les modèles de risque et le risque de modèle. Puis j’ai enchaîné sur une thèse. En philosophie des sciences, il faut avoir une base pratique. Les principaux philosophes des sciences, comme Henri Poincaré (mathématicien français, ndlr) ou Georges Canguilhem (médecin français, ndlr), ont d’abord été des scientifiques. Mes travaux s’appuient sur mon expérience d’actuaire et de gérant de portefeuille. Il ne peut en être autrement. Comment vous est venue l’idée de rédiger une thèse sur les structures du hasard en économie? Lors du krach de 1987, là où tout le monde s’agite sur des questions économiques et techniques, je repère des questions épistémologiques. Il m’a rapidement semblé que ce krach était dû à une inadéquation entre les modèles utilisés par les praticiens, et le phénomène financier lui-même. Je me suis dit que les fractales de Mandelbrot (mathématicien français, ndlr), que j’avais étudiées en classes préparatoires, pouvaient être un outil adéquat de modélisation du hasard sur les marchés financiers. J’ai discuté de cette idée avec l’économiste Jean-Jacques Rosa, qui venait de publier un article dans Le Figaro dans lequel il analysait de son côté le krach en utilisant la théorie du chaos. Intéressé par ma réflexion, il m’a incité à rédiger une thèse sur la question du hasard en économie et sur les marchés financiers. Qu’est-ce qui ne va pas avec les modèles actuels de représentation du hasard? La vraie question, c’est de savoir si la dynamique des prix en bourse est continue ou discontinue. Les modèles mathématiques utilisés en gestion d’actifs depuis les années 1970 étaient tous fondés sur l’hypothèse de continuité. Cela inclut, par exemple, la théorie du portefeuille d’Harry Markowitz, le modèle d’équilibre de Sharpe, mais aussi les méthodes d’actualisation des prix de type Gordon et Shapiro. La continuité implique, conformément aux hypothèses de Leibniz reprise par Alfred Marshall en économie, que les «choses» évoluent graduellement. Mais cette hypothèse n’est, selon moi, pas fondée en finance. Les prix évoluent, à mon sens, de manière discontinue, c’est-à-dire par sauts. Non pas parce qu’ils «sautent» entre deux relevés de cotation, mais parce que, fondamentalement, la limite de leur variation quand on resserre l’intervalle de temps entre deux relevés est discontinue. Qu’est-ce que la discontinuité des prix? Il s’agit du processus aléatoire sous-jacent de la dynamique des prix qui implique que l’évolution entre deux prix est faite de sauts à toutes les échelles de cotation. Avec la continuité, si l’on réduisait fortement le pas de cotation (l’échelle de temps), on ne verrait plus de sauts même petits mais une quasi-similarité des prix (quand l’intervalle de temps tend vers zéro, l’écart de prix tend vers zéro). Ce n’est pas le cas avec la discontinuité (même si l’intervalle de temps tend vers zéro, l’écart de prix ne tend pas vers zéro). On peut assimiler ces écarts entre deux prix successifs assimilables à des «microkrachs». En extrapolant, la journée de cotation est donc composée d’une multitude de microkrachs. Une trajectoire de prix est toujours rugueuse, jamais «lisse». D’où l’intérêt du concept de fractale. L’utilisation du concept de fractales nous permet ensuite d’extrapoler des minikrachs vers des grands krachs. Avec un modèle continu à l’esprit, on ne peut pas comprendre la crise financière de 2008. On ne se représente les grands sauts que comme des périodes anormales de marché, ce qui implique également que l’on considère alors les acteurs comme irrationnels. Alors que si on se représente l’évolution des prix boursiers comme de petites variations assimilables à des minikrachs, on peut extrapoler des petits krachs vers de grands krachs. On va ainsi réunifier les périodes dites «normales» et «anormales» dans un même modèle. J’insiste sur un point très important. Il ne faut pas confondre la discontinuité avec l’écart entre les points d’un relevé. Par exemple, lorsqu’on veut analyser les précipitations en météorologie ou des cours en bourse, on effectue des relevés ponctuels d’un mouvement. Sur le graphique, on a une succession de points «discontinus». La continuité assimile ces points à des relevés sur une courbe continue. Le modèle continu lisse la trajectoire. Cela peut être vrai en météorologie. Mais dans le cadre de la bourse, si l’on prend cette hypothèse de continuité, cela signifie que si l’on a deux cotations infinitésimalement proches, on a deux prix quasiment similaires. Ce n’est pas le cas avec la discontinuité. A mon sens, la dynamique des prix est fondamentalement «rugueuse». Cette conception de la dynamique des prix n’est pourtant pas enseignée dans les principaux livres de finance de marché … La question de choisir entre une représentation continue ou discontinue de la dynamique des prix des marchés relève d’un conflit culturel. La continuité a été représentée par l’école américaine du risque, qui a longtemps dominé le débat intellectuel. Désormais, l’hypothèse de la discontinuité, originellement défendue par les chercheurs européens et australiens, est acceptée par l’ensemble de la communauté scientifique mondiale. Mais la régulation internationale a imposé la vision américaine d’origine au travers de normes comme Bâle III ou Solvabilité II. Et ces normes réglementaires donnent de l’inertie à des modèles mathématiques désormais considérés comme caduques par la majorité des chercheurs aujourd’hui. Les normes font passer des conceptions mathématiques dans le droit, même si elles ne sont plus bonnes. C’est pourquoi je parle de «logos financier». Dans la philosophie grecque, le logos correspond à un discours qui produit un effet sur le vrai monde. Ces modèles mathématiques financiers ont mis en ordre le monde. Ils se sont solidifiés dans les grandes institutions financières qui les utilisent. Les ETF parasitent-ils la formation discontinue des prix? Quand on synchronise le comportement des gens, on provoque des amplifications de phénomènes, c’est-à-dire des effets de procyclicité. Les ETF, parce qu’ils répliquent les variations de marché, accroissent les risques systémiques. Mais, de manière générale, les indices créent un danger systémique. Les gérants d’actifs sont confrontés à un environnement où le benchmark est une norme en matière de gestion. Ils ont donc du mal à pouvoir gérer selon leurs convictions. C’est d’ailleurs tout l’enjeu des métriques vertes. Comment la finance durable doit-elle se différencier d’une gestion classique cherchant à battre un indice? Que voulez-vous dire par là? Aujourd’hui, on essaye de rassembler la finance autour de nouveaux objectifs. On essaye de la «verdir». Pour cela, on conçoit des produits verts, des circuits de financement verts etc. Mais tant qu’on ne touche pas aux métriques (les dispositifs techniques du système financier), le changement d’objectifs ne sera pas suffisant. Il faut aussi verdir les métriques. Aujourd’hui, les métriques de la finance ne sont pas vertes. Par exemple, le calcul des risques par la volatilité ou l’étude des impacts environnementaux qui repose sur des calculs de valeurs actuelles devraient être questionnés dans ce sens. Un modèle mathématique est une représentation du monde d’autant plus puissante qu’elle est cachée à ceux qui l’utilisent. Ils pensent pouvoir changer les choses en changeant d’objectif, alors que la structure continue à agir à leur insu comme un cadre mental (un «démon» au sens grec du mot, une idée résistante). Par exemple les gérants éthiques gèrent leurs portefeuilles avec des outils d’allocation d’actifs et des métriques équivalents à ceux des hedge funds. Ils ne se rendent pas compte que la structure technique du calcul de risque de leurs portefeuilles les conduit dans une direction que leurs valeurs disent rejeter. La métrique contredit les valeurs. Sans changement de métrique, une gestion éthique courra le risque de n’être qu’une petite éthique, une «éthiquette», c’est-à-dire une éthique réduite à une étiquette.

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