
Le bitcoin, une monnaie légale pleine d’inconnues

Le 7 septembre, le Salvador a vu entrer en vigueur sa réforme donnant cours légal à la cryptomonnaie, une première mondiale qui n’est pas sans présenter d’importants enjeux même si elle découle de l’initiative d’un petit pays (6,5 millions d’habitants) qui n’est pas un modèle de démocratie. Après son annonce en juin, ce projet avait été très critiqué, le bitcoin étant jugé trop volatil et trop complexe à utiliser pour une monnaie officielle. Face à la défiance de la population, le président Nayib Bukele a expliqué qu’il doit permettre aux Salvadoriens vivant à l’étranger d’économiser des centaines de millions de dollars de commissions sur les transferts d’argent vers leur pays d’origine, ces transferts en provenance des Etats-Unis ayant représenté quelque 6 milliards de dollars en 2020 (23% du PIB). «Ce pays d’Amérique centrale est exposé à des problèmes d’hyper-inflation qui l’ont amené à abandonner sa monnaie nationale pour adopter le dollar en 2001. Et il réfléchissait depuis un moment à diminuer les frais de transfert et à fluidifier les flux avec l’étranger», rappelle Bruno Biais, professeur d’économie à HEC.
Faire du bitcoin une monnaie officielle revient à l’autoriser pour les impôts et le paiement dans tous les commerces. «C’est une expérience inédite, intrigante et probablement pas sans danger. Face aux inconvénients liés à la volatilité du bitcoin, qui présente un risque de change s’il est utilisé comme une réserve de valeur à long terme et un risque de pouvoir d’achat s’il est utilisé comme moyen de paiement à court terme, il peut aussi y avoir des avantages», ajoute l’économiste : permettre des paiements sans passer par les institutions bancaires, comme au Salvador où les ménages sont peu bancarisés (à peine 30%), et donc limiter les frais de transfert à l’international.
Contradiction
Entreprises et commerçants vont désormais être obligés d’accepter les transactions en bitcoin, ce qui implique que tous les agents économiques s’équipent d’applications ad hoc, a priori le Chivo Wallet. Celui-ci a été mis en place par le gouvernement, lui-même acheteur de plus de 500 bitcoins, et donne droit à l’équivalent de 30 dollars en bitcoin, avec une fonctionnalité permettant la conversion, pour tout téléchargement. «Alors que le bitcoin n’était jusque-là utilisable que sur une base volontaire, les commerçants devront afficher les prix aussi bien en bitcoins qu’en dollars, avec les risques de change que cela présente», relève Eric Dor, directeur des études à l’Ieseg. «Le risque sera aussi problématique si les salaires sont payés en bitcoin», ajoute Bruno Biais.
Techniquement, alors que les banques centrales et commerciales jouent un rôle de tiers de confiance centralisé sur les transactions en monnaies «traditionnelles» (fiduciaires et scripturales), les paiements en bitcoin sont enregistrés sur une «blockchain» décentralisée, partagée entre les utilisateurs. Elle implique une clé «privée», pour aller sur ce réseau et envoyer des bitcoins à quelqu’un, et une clé «publique», sorte d’adresse pour pouvoir être identifié et recevoir des bitcoins.
«Le Chivo Wallet est une application ‘custodian’ dans la mesure où les clés ne sont pas sur le téléphone, mais bien détenues chez l’opérateur de l’infrastructure, explique Alexis Roussel, président de la plateforme spécialisée Bity. La plateforme sud-américaine Bitso assure techniquement le back-office de cette application en collaboration avec différents prestataires, dont la banque américaine Silvergate Bank pour les transactions en dollars. Et c’est elle qui se charge de conserver les clés sur ses serveurs, même si ce compte est ouvert en partenariat avec l’Etat du Salvador.»
«Cela pose plusieurs questions, poursuit Bruno Biais. Premièrement, tout ça n’est-il pas trop sophistiqué pour des utilisateurs non bancarisés ? Deuxièmement, la mise en place de cette infrastructure n’a-t-elle pas un coût financier pour l’Etat ? Avec une contradiction puisque le bitcoin a été créé par défiance dans les systèmes monétaire et bancaire alors que les utilisateurs salvadoriens de bitcoins vont ici redonner leurs clés à de grandes institutions.»
«Sur le premier point, répond Alexis Roussel, le pari est d’essayer de convertir une partie de la population non bancarisée : les 30 dollars - que les utilisateurs pourront retirer sans frais au distributeur automatique - et la fin des frais de transferts exorbitants sur les flux en provenance des Etats-Unis peuvent aider. Et c’est intelligent de la part du Salvador d’utiliser une infrastructure existante qu’il n’aurait pas eu les moyens de créer, avec toute la sécurité qu’offre le système de minage du bitcoin, et même des services annexes qui permettront aux commerçants d’émettre une facture et aux étrangers de payer en bitcoin avec n’importe quel wallet.»
Pour Eric Dor, «si les frais sont subventionnés par le gouvernement, les citoyens en subiront le coût (…). Et si les impôts peuvent être payés en bitcoin, les variations du taux de change poseront problème alors que les dépenses publiques resteront en grande partie en dollars.»
Révolution ?
Quid de la contradiction consistant à laisser un Etat s’approprier le bitcoin dont l’objectif initial était de s’affranchir de l’ingérence des gouvernements ? «Au contraire, cela renforce l’idée que créer de la monnaie n’est pas la prérogative de l’Etat (le Salvador n’en créait déjà plus). Plus important : alors que certains prédisaient la mort du bitcoin à l’initiative des Etats qui allaient l’interdire ou le fiscaliser outrageusement, cette décision vient le sanctuariser définitivement», estime Alexis Roussel. Il cite les réglementations nationales qui s’appliquent aux monnaies étrangères : ce statut spécifique ne pourra désormais plus être refusé aux utilisateurs de bitcoins, salvadoriens ou pas. La Banque des règlements internationaux (BRI/BIS) en a sans doute pris conscience, appelant dès vendredi les Etats à progresser rapidement sur les monnaies digitales de banque centrale (MDBC) .
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RDC: à Ntoyo, dans le Nord-Kivu, les survivants des massacres commis par les ADF enterrent leurs morts
Ntoyo - Lundi soir, les habitants de Ntoyo, un village de l’est de la République démocratique du Congo (RDC), s’apprêtaient à assister à des funérailles quand une colonne d’hommes armés a surgi de la forêt. «Parmi eux, il y avait de très jeunes soldats», raconte à l’AFP Jean-Claude Mumbere, 16 ans, rescapé d’un des deux massacres commis par les rebelles ADF (Forces démocratiques alliées) dans la nuit de lundi à mardi, l’un à Ntoyo et l’autre dans un village distant d’une centaine de kilomètres. Le bilan de ces attaques, au moins 89 tués selon des sources locales et sécuritaires, a peu de précédent dans une région pourtant en proie à une instabilité chronique, victime depuis trente ans de multiples groupes armés et conflits. Les ADF, groupe armé né en Ouganda et qui a prêté allégeance à l’Etat islamique, est connu pour une extrême de violence à l'égard des civils. «Ils étaient nombreux et parlaient une langue que je ne comprenais pas. De loin, ils portaient des tenues qui ressemblaient à celles des militaires», se souvient le jeune homme, venu assister mercredi aux funérailles de sa soeur, l’une des victimes de ce nouveau massacre perpétré dans la province du Nord-Kivu. Plus de 170 civils ont été tués par les ADF depuis juillet dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu, selon un décompte de l’AFP. Plus au sud, malgré les pourparlers de paix de ces derniers mois, des affrontements se poursuivent entre l’armée congolaise (FARDC) et affiliés, et le groupe armé antigouvernemental M23, soutenu par le Rwanda et son armée, qui s’est emparé des grandes villes de Goma et de Bukavu. A Ntoyo, Didas Kakule, 56 ans, a été réveillé en sursaut par les premiers coups de feu. Il dit avoir fui avec femmes et enfant à travers les bananeraies pour se réfugier dans la forêt voisine, avec d’autres habitants. Tapis dans l’obscurité, les survivants n’ont pu que contempler leurs maisons consumées par les flammes. «Les coups de feu ont retenti longtemps. Ma maison a été incendiée, ainsi que le véhicule qui était garé chez moi. Chez nous, heureusement, personne n’a été tué», dit Didas Kakule. Jean-Claude Mumbere, lui, a été touché par une balle pendant sa fuite. «Ce n’est qu’après m'être caché dans la forêt que j’ai réalisé que je saignais», affirme-t-il. «Inaction» Mercredi, Ntoyo, 2.500 habitants, n'était plus qu’un village fantôme, et la plupart des survivants partis se réfugier dans l’agglomération minière voisine de Manguredjipa. Une dizaine de corps étaient encore étendus sous des draps ou des bâches, battus par une forte pluie. Des volontaires ont creusé des tombes, assistés par des jeunes des environs, et planté 25 croix de bois dans la terre humide. Une partie des dépouilles avait déjà été emportée par les familles, les cercueils ficelés à la hâte sur des motos. Parmi les quelques proches de victimes venus aux funérailles, Anita Kavugho, en larmes devant la tombe de son oncle. Il est mort "à cause de l’inaction des autorités qui ne réagissent pas aux alertes», peste la jeune femmme, une fleur à la main. Des pickups de l’armée congolaise stationnent non loin, devant un véhicule calciné. Le déploiement de l’armée ougandaise (UPDF) aux côtés de l’armée congolaise dans le nord-est de la RDC depuis 2021 n’a pas permis de mettre fin aux multiples exactions des ADF, groupe formé à l’origine d’anciens rebelles ougandais. Quatre militaires congolais étaient présents à Ntoyo au moment de l’attaque. Les renforts stationnés à environ 7 km à Manguredjipa sont arrivés trop tard. «C’est leur faillite, on signale aux militaires que les assaillants sont tout près, et ils n’arrivent pas à intervenir», lâche Didas Kakule, amer. Cette énième tuerie risque d’aggraver la «fissure» entre l’armée et la population, estime Samuel Kakule, président de la société civile de Bapere. Les ADF «se dispersent en petits groupes pour attaquer nos arrières», répond le lieutenant Marc Elongo, porte-parole de l’armée congolaise dans la région, présent à Ntoyo mercredi. Quelques jours auparavant, les forces ougandaises et congolaises s'étaient emparées d’un bastion ADF dans le secteur et avaient libéré plusieurs otages du groupe, selon l’armée. Mais comme souvent, les ADF se sont dispersés dans la forêt, et ont frappé ailleurs. Une stratégie pour attirer les militaires loin de ses bases, selon des sources sécuritaires. © Agence France-Presse