
Stéphane Abrial : « La guerre fait réfléchir un certain nombre d’investisseurs »

L’AGEFI - Les investisseurs engagés dans une démarche responsable se fondent sur les dispositions internationales interdisant les armes non conventionnelles. Quelles sont-elles ?
Stéphane Abrial - Par ordre chronologique, il y a d’abord la convention d’Ottawa datant de 1997, qui interdit les mines antipersonnel et a été ratifiée par 130 pays à ce jour. La Chine, la Russie ou les Etats-Unis ne font pas partie des pays signataires.
L’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), qui rassemble 160 pays, a été créée sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1997. Elle dispose d’un droit intrusif dans les pays signataires pour vérifier qu’ils respectent l’accord.
Depuis 2010, la convention d’Oslo interdit les armes à sous-munitions. Elle a été ratifiée par une centaine de pays, à l’exception notable, encore une fois, de la Chine, de la Russie et des Etats-Unis.
Créé en 2017 et placé lui aussi sous l’égide de l’ONU, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) a été ratifié par une cinquantaine de pays. Son applicabilité est très symbolique, dans la mesure où les pays du P5, membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU (Chine, France, Etats-Unis, Royaume-Uni, Russie) et ceux qui ont développé l’arme nucléaire sans le déclarer (Inde, Israël, Pakistan, Corée du Nord) ont refusé de le signer.
Certaines armes peuvent-elles être considérées comme purement défensives ?
Les médias rapportent régulièrement que seules des armes défensives seraient fournies à l’Ukraine. Or il faut être clair : une arme sert à porter un coup. La distinction qui est opérée entre des armes offensives et défensives est à mon sens très spécieuse. Un char d’assaut est plutôt une arme offensive (ou de contre-offensive). Un missile sol-air, destiné à frapper des drones, est plutôt défensif. Mais un avion de défense aérienne pourra aussi bien protéger un espace aérien qu’accompagner un raid. En bref, la distinction est extrêmement floue. Il n’y a pas de « mauvais » armements mais de mauvais usages.
Les équipements spatiaux, télécoms, cyber sont-ils des armes ?
Sur le plan technique, les équipements spatiaux et cyber sont par définition duaux. Un satellite peut être aussi bien utilisé pour relayer des télévisions ou des télécommunications que pour guider des armes. De la même manière, un équipement cyber peut servir à crypter des conversations privées ou à mener une agression.
Quels garde-fous encadrent les exportations d’armes et d’équipements militaires ?
En France, l’interdiction totale est la règle de base. Les autorisations, dérogatoires, sont délivrées par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Les ministères – Affaires étrangères, Finances, Armées, Intérieur, Enseignement supérieur et recherche, l’état-major particulier du président de la République et le cabinet militaire du Premier ministre – sont représentés au sein de cette commission ; ils délibèrent sur la base de directives, thématiques ou par pays, établies par le gouvernement et mises à jour tous les ans. Sont étudiés en particulier la nature et la quantité des équipements vendus, la stabilité du pays, l’impact de l’équipement sur la paix et la stabilité dans la région, le risque d’une utilisation contre les forces françaises ou alliées, et s’il existe une clause de réexportation. Les dossiers les plus sensibles font l’objet d’un examen supplémentaire au sein du cabinet du premier ministre. Ayant siégé pendant cinq années dans cette commission, je peux témoigner que c’est un bon filtre.
Les entreprises à capitaux privés qui développent des solutions duales présentent-elles des risques pour la sécurité des pays ?
La question de la gouvernance des entreprises du secteur privé qui fournissent de tels équipements doit faire débat. Certaines d’entre elles sont dotées d’une surface financière comparable à celle d’un Etat. Par exemple, Starlink fournit à l’Ukraine un équipement qui n’est pas militaire par destination, mais par usage. Et le fait que cette société, sur prise de décision de son président-directeur général, prenne part à une guerre entre deux Etats et fasse très clairement basculer une situation, mériterait d’être débattu. Est-ce acceptable, dans l’absolu ? Cette question ne se pose pas à l’heure actuelle parce que la politique de Starlink correspond à notre façon de voir les choses. Mais peut-être, dans le futur, qu’une autre entreprise ne sera pas dans le camp occidental.
En France, une mission parlementaire en 2021 visait à développer l’accès aux financements privés pour le secteur de la défense, jugé insuffisant. Quelle est votre appréciation de l’accès des entreprises aux financements privés ?
J’ai été séduit par la proposition de cette mission flash, consistant à créer des « defense angels » afin de lever les tabous dans ce domaine. Si les grandes entreprises sont cotées et n’ont pas tellement besoin de faire appel à des financements privés, en revanche les entreprises de la chaîne de sous-traitance – PMI, start-up, ETI – ont besoin de fonds pour monter en puissance, produire, faire face à des demandes allant crescendo.
Dans le cadre de mes fonctions chez Safran, entre 2013 et 2019, j’ai constaté une très grande frilosité de la part des banques comme des investisseurs. Aucune réglementation n’interdit à un investisseur responsable d’investir dans l’armement conventionnel. Mais le secteur est souvent visé par des controverses et redoute un risque de réputation.
Le conflit ukrainien, qui pose la question de la préservation de la souveraineté européenne, pourrait-il faire évoluer les positions des investisseurs ?
Il est un peu tôt pour dresser un constat car il faut beaucoup plus d’un an pour élaborer un programme d’armement. Je pense cependant que ce conflit fait réfléchir un certain nombre d’investisseurs. Les budgets de la défense augmentant dans tous les pays de l’Union européenne, à commencer par l’Allemagne, beaucoup d’entre eux vont se demander s’ils continuent sur une voie d’ostracisme ou bien s’ils mettront en place un jeu de critères acceptables à leurs yeux.
Quels sont à votre sens les obstacles à la mise en place d’une politique européenne de défense ?
Lorsque j’étais à l’Otan (Organisation du traité de l’Atlantique Nord), je me souviens avoir tenté de convaincre un des chefs d’état-major des armées européens de souscrire à cette politique. Il m’avait répondu que disposant d’un budget limité, son choix se portait souvent sur des équipements américains, meilleur marché que leurs équivalents européens. D’autres préfèrent dans tous les cas acheter américain afin de cultiver leur amitié transatlantique plutôt que de faire plaisir à leurs voisins. Certains rechignent même à participer à des initiatives communes. J’ai pu constater que, à l’exception des six pays dits de la Letter of Intent (LoI), à savoir l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, le Royaume-Uni et la Suède, peu de pays se sentent concernés par une logique de « Buy European ».
Propos recueillis par Annick Masounave
Stéphane Abrial est ancien commandeur stratégique de l’Otan et ancien directeur international de Safran.
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