
Les émergents cherchent la voie de la «dédollarisation»

La Chine veut prendre le leadership mondial. «Le changement qui n’a pas eu lieu depuis 100 ans arrive et nous sommes aux commandes de ce changement», a dit Xi Jinping, le président chinois à son homologue russe Vladimir Poutine. Un changement qui passe notamment par la volonté de ne plus dépendre totalement du système financier centré sur le dollar.
Le thème de la dédollarisation de l’économie mondiale s’est accentué avec la crise du Covid puis la guerre en Ukraine et désormais la crise bancaire aux Etats-Unis. «Crise après crise, les économies émergentes ont remis en question un système financier mondial dominé par les économies développées et ancré sur le cycle financier américain», relèvent les économistes d’Allianz pour qui une fragmentation est inévitable. La Chine et la plupart des grands pays émergents ont promu des initiatives stratégiques pour avoir une plus grande souveraineté monétaire et réduire leur dépendance aux flux de capitaux transfrontaliers provenant des pays développés.
La question des sanctions occidentales à la Russie a été un point critique pour ces pays. «Le gel des réserves de change de la Russie,détenues par d’autres banques centrales, a soulevé des inquiétudes dans plusieurs grands pays émergents quant à la domination du système financier américain et à la mesure à laquelle le régime monétaire mondial est mêlé à la politique étrangère américaine (et à celle de ses alliés occidentaux pour la plupart)», notent les économistes d’Allianz qui rappellent que les pays émergents, notamment au travers du groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), ont déjà par le passé cherché à se libérer du système centré sur le dollar.
«La question est davantage d’actualité, notamment en raison des évolutions géopolitiques, mais elle n’est pas nouvelle, remarque Julien Marcilly, économiste chez Global Sovereign Advisory. Elle est presque un péché originel des marchés émergents.» Ces derniers ont été définis dans les années 1980 par leur incapacité à émettre de la dette dans leur monnaie, créant de fait une vulnérabilité intrinsèque. Leur exposition aux devises, au travers du financement en dollar principalement - les investisseurs ne voulant pas prendre le risque de changes en plus du risque crédit lié au pays - a eu un effet catalyseur sur les crises dans les émergents, en Amérique latine dans les années 1980 puis en Asie à la fin de la décennie 1990. «A l’époque, les pays d’Asie du sud-est se sont dit ‘plus jamais cela’ et ont mis sur pied, avec l’appui de la Banque asiatique de développement (ADB), des marchés de dette locaux», rappelle l’économiste.
Mais cela ne se fait pas du jour au lendemain. «Pour l’Asie il a fallu une dizaine d’années, indique Julien Marcilly. Il faut mettre en place les infrastructures de marché, développer des banques locales solides, des fonds de pension… Et il y a surtout la capacité à offrir un marché obligataire suffisamment liquide.»
Aujourd’hui il existe une distinction entre les grands pays émergents, qui bénéficient de ces infrastructures locales, et ceux à bas revenus. «Compte tenu du développement limité des marchés des capitaux locaux et de leur forte dépendance à l'égard des emprunts extérieurs, les pays émergents ont tendance à être très vulnérables aux conditions de financement dans les économies avancées», observe Allianz, et notamment quand la Réserve fédérale américaine devient restrictive. Si les grands marchés émergents, bénéficiant de banques centrales solides et crédibles, ont su anticiper le resserrement monétaire, dans beaucoup de cas, le resserrement des conditions de financement s’est traduit par une exacerbation des difficultés causées par le Covid, avec des aides d’urgence des organisations internationales et parfois la nécessité de restructurer les dettes.
Initiatives multiples
Pourtant les pays émergents ont développé les initiatives ces dernières années. «De nombreux pays émergents souhaitent atteindre une plus grande souveraineté monétaire et moins dépendre des capitaux étrangers grâce à une plus grande intégration régionale du commerce et de la finance», observent les économistes d’Allianz pour qui l’une des conditions est d’avoir une économie de taille suffisante. Pour y pallier, certains pays veulent développer des monnaies communes mais avec un succès limité.
Ces dernières années, et plus particulièrement depuis les sanctions occidentales envers la Russie, les banques centrales de ces Etats ont diversifié leurs réserves dans l’or. «La fixation unilatérale temporaire sur l’or du rouble russe, combinée à la facturation en rouble des exportations d'énergie, a réintroduit un étalon-or de facto, qui pourrait fournir aux pays exportateurs de matières premières le modèle permettant de quitter le système de monnaies fiduciaires post-Bretton Woods et parvenir à une plus grande souveraineté monétaire», selon les économistes d’Allianz.
Les efforts des émergents ont été multiples. L’un des plus marquants a été la mise en place de lignes de swaps de change bilatérales, à l’image de ce qui avait été fait au lendemain de la crise asiatique de 1998. La souveraineté monétaire passe aussi par une indépendance des systèmes de paiement pour les banques. La Chine a mis en place le CIPS tandis que les Brics veulent créer une monnaie de réserve commune et rendre possible l’interopérabilité de leurs monnaies numériques de banque centrale.
La Chine à la manœuvre
Les pays émergents peuvent aussi se défaire de leur dépendance au financement en dollar en diversifiant leurs ressources auprès des plus grands comme la Chine ou les pays du Golfe. En créant toutefois une nouvelle dépendance. Ces pays ont multiplié les emprunts bilatéraux et les investissements directs. La Chine est devenue le deuxième plus important investisseur étranger dans le monde en 2015. Le développement d’institutions de financement régionales fait aussi partie de la palette des stratégies de dédollarisation avec la création de l’Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB) en concurrence de l’ADB (dans laquelle siègent le Japon et les Etats-Unis). Les Brics aussi ont développé leur banque, la New Development Bank (NDB).
«Nous évoluons d’un monde globalisé, dans lequel l’existence d’une seule devise internationalement reconnue avait un sens, vers un monde plus régionalisé, où cette domination n’a plus autant de sens», relève Julien Marcilly. Mais pour ce dernier, il n’y a pas pour le moment de signe tangible de dédollarisation. «Il y a d’une part les discours puis il y a les faits», indique-t-il. Et dans les faits, le dollar représente environ 60% des réserves mondiales de change contre environ 20% pour l’euro, le reste se répartissant entre le yen, le yuan et la livre sterling, selon les dernières données de la Banque des règlements internationaux. Par ailleurs, trois quarts des échanges commerciaux dans le monde sont libellés en dollar. Sauf en Europe qui est une zone très intégrée avec une part prépondérante d’échanges intra-région en euro. «Cela peut bien sûr varier d’un bien à l’autre mais les échanges sont essentiellement dollarisés», remarque Julien Marcilly. Il en est de même pour les transactions bancaires transfrontalières. Le dollar s’impose.
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«C’est la prime au premier entrant, souligne l'économiste. Même si les Etats-Unis n’ont plus une part aussi importante dans le commerce mondial, le système autour du dollar est établi et, à tort ou à raison, il est plus facile de le conserver.» Ce qui n’est pas de l’avis des grands pays émergents. Le dollar reste également l’actif sans risque traditionnel malgré une volonté évidente de diversification de la part des investisseurs. «Crise après crise, cela a été le cas pendant le Covid, au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine et plus récemment avec la crise bancaire. Il n’y a pas d’alternative crédible», poursuit l’économiste.
Avec le dollar, les risques de contrôle des capitaux et de liquidité sont limités. Contrairement à la Chine ou à l’Inde, qui ont des ambitions sur les marchés de capitaux, mais dont la convertibilité de la monnaie reste toute relative. «Bien sûr, il est légitime pour des pays représentant une part importante dans le commerce mondial d’aspirer à ce que leur monnaie joue un rôle dans le système financier mondial mais pour cela il faut un historique stable, sans contrôle de capitaux, avec des marchés financiers locaux robustes», juge Julien Marcilly. Cela prend du temps. Aujourd’hui aucune alternative ne fait consensus. La même question s’est posée pour le yen mais sans véritable succès.
Dans une étude parue en début d’année, les économistes du Fonds monétaire international (FMI) ont estimé le coût d’une fragmentation limitée des échanges mondiaux, liée notamment à cette régionalisation, à 0,2% sur la croissance mondiale et de 7% en cas de fragmentation sévère, ce qui pourrait aller jusqu’à 12% si cela s’accompagne d’un découplage technologique.
Les économistes d’Allianz estiment qu’un monde financier multipolaire peut aussi avoir des avantages pour les pays qui y prennent part : «Cela pourrait être plus résilient et plus favorable au bien-être s’il contribuait à approfondir les marchés de capitaux locaux et à amortir l’impact des chocs externes sur les marchés émergents, estiment-ils. Cependant, le découplage signifie également adapter le cadre politique et la gouvernance des marchés émergents aux normes qui sous-tendent le système financier mondial actuel, ce qui prendra du temps.»
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