
Reporting ESG : les entreprises saisies de vertige

Tsunami, bouleversement, changement de monde… Les entreprises ne lésinent pas sur les métaphores pour décrire les nouvelles obligations de transparence que leur réserve le Green Deal de l’Union européenne. Double matérialité – mesure des effets de l’entreprise sur son environnement en plus des risques pesant sur elle du fait du changement climatique –, biodiversité, économie circulaire… tels sont les vastes sujets sur lesquels elles vont désormais faire la lumière selon la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). La réglementation couvre un large champ d’acteurs : alors que NFRD (Non Financial Reporting Directive) s’appliquait jusqu’ici aux entreprises de plus de 500 salariés, à partir de 2025 celles de plus de 250 salariés seront soumises à la nouvelle directive, puis, en 2026, les PME cotées. Au total, 50.000 sociétés seront concernées en Europe, contre 11.700 jusqu’à présent.
Les préparatifs s’assimilent à un véritable sprint, compte tenu des échéances rapprochées (voir tableau). Mais c’est surtout le saut à franchir pour élaborer les comptes-rendus qui est majeur. Le référentiel prévu par l’Efrag (European Financial Reporting Advisory Group), qui précise le contenu du reporting, réclame aux entreprises des informations dans des proportions et à un niveau de précision jugés excessifs. « A l’issue d’une première consultation par l’Efrag l’an dernier, l’Afep [Association française des entreprises privées] et ses homologues en Europe ont obtenu une réduction de 45 % des normes. Mais il reste plus de 1.000 indicateurs à documenter, cela ne sera pas réalisable à charge administrative constante par les responsables du reporting ESG dans les entreprises, expose Jean-Luc Matt, le directeur général de l’Afep. D’ici au 30 juin, où les normes de niveau 2 seront validées par la Commission européenne, nous espérons donc encore obtenir que l’information demandée soit limitée à ce qui est utile et important, afin de ne pas créer de déficit de compétitivité pour les entreprises européennes. »
Approche plus encadrée
Côté investisseurs, le sentiment est, bien sûr, plus positif. « CSRD va nous apporter des informations plus fiables, précises et comparables que NFRD, se réjouit Isabelle Combarel, directrice adjointe en charge de l’ESG et du développement chez Swen Capital Partners. Les informations sur la durabilité vont se trouver au même niveau que les financières, ce qui va conduire à une réelle transformation des entreprises. »
Signe d’une approche bien plus encadrée que jusqu’ici, l’information extra-financière sera auditée et non plus autodéclarative. « Cela va contribuer à réduire les critiques sur la qualité des données ESG et entraîner toute l’industrie de l’investissement dans la prise en compte de la durabilité », anticipe Aela Cozic, spécialiste investissement durable chez Fidelity.
A ce stade, le référentiel soumis à la Commission et faisant l’objet de consultations auprès des Etats compte 12 normes, dites « ESRS » (European Sustainability Reporting Standards), pour encadrer le contenu des rapports. La précision des demandes est censée être un gage de cohérence, après les déceptions qu’ont pu créer les multiples labels et indicateurs existants. « Un reporting établi suivant des normes bien conçues est le meilleur outil pour éviter le greenwashing, soutient Carole Cherrier, coprésidente du groupe de travail sur la durabilité à la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC). Nous attendons de l’Efrag des précisions sur les règles, et des guides d’application. » Les entreprises, elles, déplorent une « usine à gaz », car elles vont devoir se référer à 84 indicateurs et 1.144 « points de contrôle » pour élaborer leur reporting sur chaque société. L’Europe irait trop loin par souci de satisfaire tout le monde. « Les normes ESRS ont été élaborées dans l’objectif de satisfaire toutes les parties prenantes, dont les ONG. Résultat, les entreprises doivent rendre compte de tout ce qui est ‘matériel’ pour chacune des parties prenantes, d’où le champ immense des besoins d’information », indique Elisabeth Gambert, directrice RSE et affaires internationales de l’Afep.
En outre, les entreprises redoutent que les auditeurs imposés par la directive ne privilégient une lecture maximaliste des besoins d’information. « Il nous semble qu’il y a un sujet potentiel de conflit d’intérêts dans l’élaboration d’un cadre de reporting par des professionnels de la certification alors que la directive concerne directement l’extension de leur marché », avance Caroline Weber, la directrice générale de Middlenext. Il est toutefois prévu que, en plus des commissaires aux comptes, des cabinets spécialistes de l’ESG puissent être agréés pour valider les reportings.
La profondeur d’information que devront divulguer les entreprises européennes paraît les exposer à des risques inutiles, en particulier les entreprises moyennes, qui estiment malmené le secret des affaires tant elles doivent détailler leur activité. « Leur réclamer un schéma stratégique à cinq, dix et quinze ans revient à les exposer aux regards de la concurrence, d’autant que CSRD prévoit des seuils très bas pour définir le champ des entreprises assujetties », explique Caroline Weber. Autre exemple de demande mal comprise, l’information sur les incidents dans le champ de la corruption : « Cela créerait le risque que des autorités étrangères s’emparent de ces informations. Autre exemple, les données réclamées sur les flux de trésorerie futurs sont confidentielles, de sorte que leur publication représente une menace pour la position concurrentielle des entreprises européennes », souligne Jean-Luc Matt.
Mais c’est surtout la difficulté conceptuelle de l’exercice qui préoccupe les entreprises, à commencer celles qui n’étaient pas soumises à la Déclaration de performance extra-financière (DPEF, voir ‘La parole à…’). Il faut chiffrer des informations extra-financières, et celles nécessaires n’étant pas disponibles, il faudra construire des process spécifiques pour les obtenir, sans encore de logiciel existant pour ce faire.
Autre difficulté de fond, pour les sujets spécifiquement climatiques les demandes d’information de CSRD sont fonction de la Taxonomie, or celle-ci reçoit son lot de critiques. « En toile de fond, les objectifs devraient être ceux des Nations unies. CSRD demande de mesurer si les dépenses d’exploitation (opex) ou d’investissement (capex) sont ‘vertes’, au sens de la Taxonomie. Celle-ci peut sembler très binaire dans le classement de ce qui est ‘vert’ ou ‘brun’. Dès lors, il faut aussi valoriser les projets de transition », pointe Thomas Verdin, associé pôle Banque et réglementaire chez BM&A Royaume-Uni.
De fait, la mesure des sujets climatiques liés à l’activité économique est encore incertaine et les entreprises tâtonnent pour donner des informations telles que la trajectoire climatique. « Elles doivent, par exemple, justifier tout le processus de production, quantifier des objectifs à court, moyen et long terme… En effet, les outils scientifiques pour mesurer les plans de transition ne sont pas encore stabilisés et le degré d’incertitude des objectifs fixés reste fort. Il y a un grand besoin de méthodologie scientifique éprouvée pour définir ce qu’est un plan de transition et quelles informations sont nécessaires pour l’élaborer », estime Elisabeth Gambert.
L’importance de l’effort réclamé aux entreprises pourrait, pour finir, les amener à considérer les cases du reporting à cocher plus que le sens de l’exercice. « Le cadre normatif de l’Efrag va représenter un effort important pour les entreprises. Tout l’enjeu est de ne pas s’en tenir à cette complexité et de garder à l’esprit l’objectif du Green Deal », souligne Thomas Verdin. La façon dont ces normes vont être appliquées constitue un enjeu crucial pour la planète, pas seulement pour la conformité !

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