
Marchés de taux : l’avertissement

Krach ou simple correction, le vent de panique qui a soufflé ces dernières semaines sur les marchés de taux euros a pris à contre-pied bon nombre d’investisseurs. La détente des rendements souverains et la baisse de l’euro dans le sillage des déclarations de Benoît Cœuré, membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE), concernant un renforcement temporaire du programme de rachat d’actifs n’efface pas la violence du mouvement.
Depuis son point bas du 17 avril (à 0,05 % en séance), le rendement du Bund a plus que décuplé avec des séances de forte volatilité (le 7 mai, le taux 10 ans allemand est passé de 0,65 % à 0,77 % pour revenir à 0,54 %, le contrat futures ayant fluctué de 2,5 points sur cette seule séance). C’est l’une des plus fortes corrections subies sur ce titre pourtant censé être peu volatil. Ce mouvement a aussi touché les autres dettes core, dont l’OAT français 10 ans qui a bondi à 1,04 % le 7 mai. Son rendement est désormais de 0,83 % après un plus bas de 0,33 % le 16 avril. Les dettes périphériques n’ont pas été épargnées, quoique dans une moindre mesure. De même, les maturités courtes des dettes core se sont moins « repentifiées », les paris des investisseurs étant plus marqués sur la partie longue des courbes. La correction des souverains euros s’est aussi propagée aux Treasuries américains, dont le 10 ans progressait à 2,3 %, ainsi qu’aux marchés d’actions et de crédit investment grade en Europe. Sur ce dernier, le fort effet de taux a entraîné environ 1 % de pertes, effaçant les deux tiers de la performance depuis janvier. Le high yield a mieux tenu avec une perte sur le taux absorbée par le spread de crédit, plus élevé. Cette période de resserrement des spreads s’est aussi accompagnée d’un ralentissement des émissions corporate en euros.
Difficile de trouver une raison unique à cette brusque remontée des taux. Hausse de l’euro (et baisse du dollar, la Fed tardant à agir) et du pétrole, regain sur les anticipations d’inflation et éloignement du spectre de la déflation dans la zone euro, mais aussi facteurs techniques (la perspective d’un flux d’émissions nettes de titres souverains positifs en mai malgré le quantitative easing de la BCE censé faire progresser les taux), semblent avoir déclenché cette vague de correction. L’amélioration timide des conditions économiques en zone euro, témoin d’un certain succès du QE de la BCE, a fait dire à certains que l’institution de Francfort n’irait pas jusqu’au bout de son programme.
Correction « surprise »
Une explication que beaucoup réfutent car ce regain d’optimisme économique dans la zone euro est loin d’être pérenne, à commencer par la BCE. « Les fondamentaux économiques n’ont pas changé en quinze jours, malgré un petit effet du rebond d’inflation en Allemagne (et d’anticipations d’inflation en zone euro), estime Eric Bertrand, directeur de la gestion de taux et crédit chez CPR AM. Tout le monde pensait que les taux européens étaient trop bas, mais aussi que la hausse des taux viendrait de la Fed et non de la zone euro. » Pour Vincent Cornet, directeur de la gestion de LBPAM, le marché souverain euros a fait l’objet d’un repricing justifié par les positions accumulées sur ce marché. Certains rappellent que lors des QE de la Banque d’Angleterre et de la Réserve fédérale, les Gilts et les Treasuries ont également subi des corrections très rapidement après s’être fortement revalorisés autour de l’annonce des programmes de rachats d’actifs. A 0,05 % de rendement, il n’y avait plus beaucoup d’acheteurs sur le Bund et les souverains core euros. « Il n’y a rien de choquant dans le taux actuel du Bund que notre modèle d’équilibre évalue à 0,53 % », affirme Olivier de Larouzière, directeur de la gestion taux d’intérêt chez Natixis AM. « Nous ne pensions pas être face à une situation à risque sur le marché de taux euros au vu du positionnement neutre des investisseurs en duration », nuance toutefois ce dernier. Contrairement aux hedge funds, d’où semble être venu le mouvement de correction, notamment les stratégies global macro ou les CTA (stratégies systématiques) qui étaient vendeurs du marché souverain euro (voir le graphique ). « Les ‘hedge funds’ adorent ces situations où tout le monde est dans le même sens sur le marché depuis longtemps, créant ainsi des positions d’accumulation sans remise en cause du consensus », analyse Eric Bertrand.
De fait, le mouvement s’est fait par le biais du marché des futures, sur lequel interviennent les investisseurs de court terme comme les gérants alternatifs. « Les volumes d’échanges sur le seul contrat Bund ont été multipliés par 2 à près de 1,6 million par jour », note Patrick Jacq, stratégiste taux chez BNP Paribas qui relève une activité plus soutenue l’après-midi, c’est-à-dire au moment où les investisseurs américains sont actifs. Cela explique aussi que l’euro ait progressé malgré le sell-off, ce qui n’aurait pas été le cas s’il y avait eu du volume sur les titres physiques. « Certains traders pour compte propre se sont retirés du marché après avoir atteint leurs limites de risques », indique Christian Parisot, économiste chez Aurel. De fait, le pic de volatilité, au plus haut depuis 2012 sur les obligations souveraines de la zone euro, a entraîné une augmentation de la VaR (value at risk, du risque de perte extrême). Certains investisseurs, qui étaient longs sur les taux euros, ont donc dû rapidement déboucler leurs positions, contribuant ainsi à la correction par un effet boule de neige. « Le marché des ‘futures’ et celui des titres vifs sont étroitement liés du fait des arbitrages permanents opérés », rappelle aussi Philippe Ferreira, responsable de la recherche managed account chez Lyxor AM. Le manque de liquidité, accru depuis trois ans avec les contraintes réglementaires pour les teneurs de marché sur les dérivés comme sur les titres physiques, n’a fait qu’accélérer les mouvements...
Le plus marquant dans cette correction est qu’elle a touché l’ensemble des classes d’actifs défensives. Autrement dit celles sur lesquelles le consensus était le plus large et qui étaient les plus traitées. « C’est sur le dollar, les Bunds, les actions de qualité et l’immobilier que l’inversion de tendance a été la plus marquée », notent les stratégistes de NN IP (ex-ING IM). Les taux semblent désormais s’être stabilisés non loin de leurs plus hauts récents, mais ils restent volatils, rendant difficile la réaction des investisseurs.
Réaction des investisseurs
Le marché des obligations souveraines est depuis plusieurs mois dirigé par les « fast money ». Les banques doivent garder leur stock de « govies » de par leurs règles de liquidité (liquidity coverage ratio, LCR). Et les assureurs conservent une logique « buy and hold » en phase avec leur gestion ALM (asset-liability management ) et des engagements de passifs plutôt longs, qu’une hausse des taux devrait permettre d’honorer plus facilement. « Assureurs et fonds de pension sont intéressés par le rendement, non par des valorisations ‘mark-to-market‘, et ils auraient tort de vendre les titres souverains acquis avec de bons coupons au nom de plus-values (taxées) difficiles à réinvestir avec les coupons actuels », ajoute Florian Grandcolas, responsable des spécialistes produits fixed income chez Axa IM.
Ces grands institutionnels n’ont donc pas participé aux mouvements depuis le 20 avril. « C’est justement un problème : le marché avait un peu oublié que la hausse des rendements ne suffit pas à relancer la demande, rappelle Vincent Cornet. Il n’y a plus d’acheteurs depuis un moment et le sujet est de voir comment se dérouleront les prochaines adjudications. » « Nous sommes sur la même ligne depuis longtemps : le rendement du Bund 10 ans reste trop faible et il faudrait une remontée encore plus significative pour que les investisseurs de long terme interviennent via leurs mandats », juge Denis Lehman, responsable taux d’Aviva Investors France.
Pour les fonds obligataires, l’approche peut être un peu différente et plus dynamique. « Notamment si on considère des clients particuliers ou de banques privées », poursuit Florian Grandcolas. Pour l’instant, les portefeuilles ont pu perdre 4 % à 5 % sur le Bund 10 ans (+60 pb x 8 de sensibilité), et 12 % à 15 % sur le Bund 30 ans. C’est à la fois peu par rapport aux gains des trois dernières années, et « beaucoup par rapport aux rendements de ces titres », note Philippe Feireira. Pour l’instant, c’est surtout la vitesse de la hausse qui peut amener les gérants à intervenir, s’ils considèrent qu’elle est exagérée et qu’il peut y avoir un « retour à la moyenne, synonyme d’opportunités », rappelle Vincent Cornet.
Diversification
Les plus flexibles avaient depuis plus d’un an délaissé les souverains core de la zone euro pour miser sur le crédit (dettes financières subordonnées, high yield, etc.) et les souverains périphériques (Espagne, Italie, Portugal, Irlande) qui ont moins souffert de ce « choc obligataire ». « Nous nous couvrons en vendant des ‘futures’ sur US Treasuries et Bund, et avons augmenté ces couvertures afin de réduire la sensibilité du fonds Carmignac Patrimoine de 6,6 à 1,5 sur la seconde quinzaine d’avril », détaille Rose Ouahba, responsable de l’équipe taux chez Carmignac, qui anticipe désormais aussi une hausse des taux courts américains pour le second semestre.
Dans d’autres cas, la recherche de rendement avait donné lieu à un allongement des maturités, « parfois mal contrôlé », note Philippe Feireira. « Dans l’absolu, c’est bien d’avoir des différences de taux mieux réparties sur la courbe des maturités », estime Eric Bertrand, sachant qu’engager une réallocation vers les plus longues nécessite alors d’investir moins pour conserver une sensibilité globale de portefeuille identique. Beaucoup avaient aussi mis en place des couvertures sur le risque duration, souvent via des positions sur les futures qui pouvaient coûter cher... jusqu’au mois d’avril.
Les analystes de marché concluent que le poids relatif croissant des hedge funds, et plus largement des OPCVM par rapport aux investisseurs de long terme, est un facteur de fragilité du marché. Et « l’une des conséquences non voulues du QE est une fréquence plus élevée d’épisodes de volatilité », insiste Nikolaos Panigirtzoglou, stratégiste chez JPMorgan.
Reste à savoir si le marché pourra amortir les prochains chocs à venir avec la remontée des taux aux Etats-Unis, voire d’autres secousses sur les taux souverains euros. « Le marché reste vulnérable, d’autant que les gérants commencent à souffrir de leurs mauvaises performances », affirme Patrick Jacq.
Les ETF peu concernés
Les ETF obligataires ne semblent pas avoir participé au récent mouvement sur les marchés des taux européens. Tout d’abord parce que les institutionnels, principaux investisseurs dans les ETF européens, utilisent a priori moins les ETF pour investir sur des titres souverains (qu’ils préfèrent détenir en direct) que pour des obligations corporate. « En outre, ce ne sont pas les ETF qui détériorent la liquidité, au contraire : à l’annonce du ‘tapering’ américain en mai 2013, les obligations souveraines ne cotaient plus alors que des volumes records étaient enregistrés sur les ETF obligataires, avec un écart ‘bid-ask’ très serré », rappelle Benoît Sorel, directeur chez iShares (BlackRock) à Paris. Quand il n’y a pas d’acheteur, les parts d’ETF à la vente sont détruites et les titres sous-jacents cédés : « Cela peut provoquer un décalage du marché, mais cela ne fait qu’accélérer la découverte du prix de titres qui auraient de toute façon été mis en vente, quelle que soit l’enveloppe d’investissement », estime Benoît Sorel. Le 7 mai, le FT évoquait 1,8 milliard de dollars de sorties sur les ETF obligataires corporate en cinq jours (source : Markit). Cela reste peu par rapport aux 473 milliards de dollars d’ETF dédiés aux actifs fixed income (330 aux Etats-Unis et 120 en Europe) - dont 110 milliards aux obligations corporate, et à un marché mondial des taux et obligations de plus de 100.000 milliards.
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