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L’activisme climatique des actionnaires fait céder les digues

Pour paraphraser la célèbre formule de l’économiste américain Philip Mirowski, les débats sur les résolutions climatiques des grands groupes cotés risquent encore cette année de créer plus de chaleur que de lumière. Le rôle des actionnaires dans la lutte contre le réchauffement climatique est en effet entouré d’une grande confusion.
Volontiers militants pour justifier de la coloration verte de leurs portefeuilles, les actionnaires institutionnels qui entendent imposer le débat sur la transition environnementale par une résolution soumise au vote annuel des actionnaires – le fameux say on climate – sont de plus en plus nombreux. En fer de lance de ces initiatives, plusieurs sociétés de gestion, notamment celles participant au Forum de l’Investissement Responsable, prennent à partie des sociétés du secteur de l’énergie. Cependant, cette volonté de certains investisseurs institutionnels d’être les sentinelles de la lutte pour la décarbonation, qu’ils ne veulent pas abandonner à la seule initiative des conseils d’administration des sociétés cotées, fait l’objet de controverses.
Controverses
La première controverse est vieille comme la société anonyme. Il s’agit de la question du pouvoir des actionnaires dans le fonctionnement des sociétés par actions. Le droit des sociétés est fondé sur un imperium du conseil d’administration et de la direction générale pour déterminer la stratégie de l’entreprise et assurer sa mise en œuvre. L’assemblée, quant à elle, dispose de pouvoirs limités : elle ne peut en aucun cas mordre sur les prérogatives de gestion. Les actionnaires sont cantonnés au choix des acteurs, en nommant ou révoquant les administrateurs, et rendez-vous leur est donné chaque année pour leur donner quitus, à l’occasion de l’approbation des comptes. Nombre de juristes gardiens du temple brandissent un arrêt de la Cour de Cassation du 4 juin 1946, l’arrêt Motte, en lui faisant dire que les actionnaires doivent laisser aux organes sociaux qu’ils élisent toute autonomie pour s’aligner avec les objectifs de l’accord de Paris.
La seconde controverse est celle de la responsabilité, bête noire des sociétés. L’intervention des actionnaires dans la stratégie climatique des entreprises serait dangereuse. Si les actionnaires ont désormais voix au chapitre, et poussent l’entreprise à se doter d’objectifs climatiques ambitieux, est-ce à dire qu’ils exposeraient plus la société à sa responsabilité climatique, notamment en cas de non-atteinte de ces objectifs ? Aux termes de l’article L. 225-35 du Code de commerce, le Conseil d’administration «détermine les orientations de l’activité de la société et veille à leur mise en œuvre, conformément à son intérêt social, en considérant les enjeux (…) environnementaux (…) de son activité». Le vote des actionnaires sur des objectifs écologiques laisse donc en tout état de cause au conseil d’administration sa propre responsabilité quant à l’arbitrage à opérer entre l’intérêt de l’entreprise et l’intérêt commun d’une planète plus respirable.
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Nous assistons en réalité, avec la question climatique, à un changement de paradigme dans la relation entre les actionnaires et les sociétés cotées. Le marqueur de ce changement est que les deux digues juridiques décrites – la séparation des pouvoirs et la responsabilité – ont cédé en un temps record, et sans même que le législateur n’ait eu à intervenir pour faciliter le «say on climate». En dépit des arguments juridiques – fondés ou non –, les résolutions climatiques occupent bel et bien de plus en plus d’assemblées et les sociétés cotées qui, hier encore, rejetaient le principe même de telles résolutions prennent aujourd’hui le soin de les présenter d’elles-mêmes à leurs actionnaires. S’en passer ne sera bientôt plus possible. Le principe d’une responsabilité sociétale des entreprises n’est plus discutable, comme l’est celle des actionnaires.
Dans de nombreuses sociétés, les principaux actionnaires sont des sociétés de gestion et autres intermédiaires qui investissent l’argent de leurs clients, notamment porteurs de parts de Sicav ou de fonds commun de placement. Les investisseurs de ces structures de placement collectif ont des exigences sur l’utilisation de leur argent. Il devient désormais difficile pour les prestataires de services d’investissement de ne pas se présenter comme animés, dans leur politique de gestion et de vote dans les assemblées, par une volonté de participer activement à la lutte contre le réchauffement climatique. Ce positionnement, qui se généralise, conduit ipso facto à un activisme ou, a minima, à un esprit critique qui tranche avec la passivité des gestionnaires d’actifs sur cette question il y a encore quelques années.
Exit, Voice and Loyalty
Pressés de verdir leurs portefeuilles, les investisseurs institutionnels se heurtent cependant à la réalité : les actifs disponibles pour verdir les portefeuilles sont en nombre insuffisant, car l’économie n’est pas encore suffisamment décarbonée. S’il est possible aujourd’hui, pour certaines petites sociétés de gestion, de présenter à leurs bénéficiaires des portefeuilles plus ou moins alignés sur une économie bas-carbone, cette option n’est tout simplement pas envisageable pour tous les investisseurs institutionnels, dont les encours gérés ne peuvent être totalement investis dans des entreprises vertes», faute de candidats. La volonté des actionnaires institutionnels d’exercer, au travers d’un vote, une vigilance, voire une pression, sur les sociétés au regard des enjeux climatiques s’explique donc par l’impossibilité de verdir leurs portefeuilles sans verdir l’économie. Pousser à la transformation les entreprises dont ils sont actionnaires est alors l’alternative à la pénurie.
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Pour reprendre le triptyque développé par l’économiste et sociologue Albert Hirschman dans son ouvrage le plus célèbre Exit, Voice and Loyalty paru en 1970, les investisseurs institutionnels ne peuvent pas se contenter des registres de l’exit et de la loyalty, en cantonnant leur rôle à l’acquisition de participations dans des sociétés décarbonées et à la mise à l’écart de celles n’ayant pas encore effectué leur transition. La prise de parole (voice), c’est-à-dire un interventionnisme actif par les résolutions climatiques, est donc un moyen alternatif à l’investissement «vert».
La finance verte ne peut pas se limiter à ce qui est décarboné, elle doit être dynamique, tout cela sans compter qu’il va devenir de plus en plus difficile d’adopter un comportement de passager clandestin ou d’afficher de fausses ambitions en la matière. En effet, la place grandissante et la standardisation progressive des critères extra-financiers et du reporting qui les entourent vont inéluctablement, sous le contrôle de l’AMF, créer les conditions d’une transparence entre les acteurs, permettant de distinguer ceux qui joignent réellement le geste à la parole. A cet égard, l’obligation pour les sociétés de gestion d’expliciter leur politique de vote en assemblée, en application de la directive droit des actionnaires dite SDR2 du 17 mai 2017, crée déjà les bases de cette stature de sentinelle qu’adoptent progressivement les actionnaires en matière de transformation environnementale des entreprises cotées.
L’emblème TotalEnergies
L’activisme actionnarial en matière d’environnement n’est donc pas une posture et a certainement de beaux jours devant lui. Les actionnaires doivent être actifs contre le réchauffement climatique, non seulement en sanctionnant par l’allocation de leur argent, mais également par la prise de parole dans les sociétés dont les marges de progrès du bilan carbone sont les plus élevées.
L’actualité récente de TotalEnergies illustre, s’il le fallait, que ce mouvement est engagé. C’est ainsi que les actionnaires du géant français de l'énergie seront amenés à se prononcer à l’assemblée générale du 26 mai prochain sur une résolution, déposée par un groupe d’actionnaires minoritaires, demandant à la société de se doter d’objectifs d’émissions indirectes (dites de scope 3), qui soient alignés sur l’accord de Paris sur le climat. Fait remarquable : dans sa réponse du 26 avril 2023, le conseil d’administration de TotalEnergies, tout en remettant en cause l’atteinte à la bonne gouvernance du groupe causée par une telle résolution, a accepté de porter cette résolution à l’ordre du jour de la future assemblée. Il demande toutefois aux actionnaires de la rejeter en expliquant que l’effort de décarbonation doit être l’œuvre de toutes les industries, du producteur d’énergie à ses utilisateurs industriels très énergivores. Le débat n’est donc pas éludé.
Projet de résolution offensif par des actionnaires, défense du conseil d’administration axée sur la gouvernance et le manque de pertinence des demandes des actionnaires au regard de l’activité de l’entreprise : tous les éléments, ou presque, des enjeux et ajustements qu’engendrera l’activisme actionnarial en matière de transition écologique sont là.
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RDC: à Ntoyo, dans le Nord-Kivu, les survivants des massacres commis par les ADF enterrent leurs morts
Ntoyo - Lundi soir, les habitants de Ntoyo, un village de l’est de la République démocratique du Congo (RDC), s’apprêtaient à assister à des funérailles quand une colonne d’hommes armés a surgi de la forêt. «Parmi eux, il y avait de très jeunes soldats», raconte à l’AFP Jean-Claude Mumbere, 16 ans, rescapé d’un des deux massacres commis par les rebelles ADF (Forces démocratiques alliées) dans la nuit de lundi à mardi, l’un à Ntoyo et l’autre dans un village distant d’une centaine de kilomètres. Le bilan de ces attaques, au moins 89 tués selon des sources locales et sécuritaires, a peu de précédent dans une région pourtant en proie à une instabilité chronique, victime depuis trente ans de multiples groupes armés et conflits. Les ADF, groupe armé né en Ouganda et qui a prêté allégeance à l’Etat islamique, est connu pour une extrême de violence à l'égard des civils. «Ils étaient nombreux et parlaient une langue que je ne comprenais pas. De loin, ils portaient des tenues qui ressemblaient à celles des militaires», se souvient le jeune homme, venu assister mercredi aux funérailles de sa soeur, l’une des victimes de ce nouveau massacre perpétré dans la province du Nord-Kivu. Plus de 170 civils ont été tués par les ADF depuis juillet dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu, selon un décompte de l’AFP. Plus au sud, malgré les pourparlers de paix de ces derniers mois, des affrontements se poursuivent entre l’armée congolaise (FARDC) et affiliés, et le groupe armé antigouvernemental M23, soutenu par le Rwanda et son armée, qui s’est emparé des grandes villes de Goma et de Bukavu. A Ntoyo, Didas Kakule, 56 ans, a été réveillé en sursaut par les premiers coups de feu. Il dit avoir fui avec femmes et enfant à travers les bananeraies pour se réfugier dans la forêt voisine, avec d’autres habitants. Tapis dans l’obscurité, les survivants n’ont pu que contempler leurs maisons consumées par les flammes. «Les coups de feu ont retenti longtemps. Ma maison a été incendiée, ainsi que le véhicule qui était garé chez moi. Chez nous, heureusement, personne n’a été tué», dit Didas Kakule. Jean-Claude Mumbere, lui, a été touché par une balle pendant sa fuite. «Ce n’est qu’après m'être caché dans la forêt que j’ai réalisé que je saignais», affirme-t-il. «Inaction» Mercredi, Ntoyo, 2.500 habitants, n'était plus qu’un village fantôme, et la plupart des survivants partis se réfugier dans l’agglomération minière voisine de Manguredjipa. Une dizaine de corps étaient encore étendus sous des draps ou des bâches, battus par une forte pluie. Des volontaires ont creusé des tombes, assistés par des jeunes des environs, et planté 25 croix de bois dans la terre humide. Une partie des dépouilles avait déjà été emportée par les familles, les cercueils ficelés à la hâte sur des motos. Parmi les quelques proches de victimes venus aux funérailles, Anita Kavugho, en larmes devant la tombe de son oncle. Il est mort "à cause de l’inaction des autorités qui ne réagissent pas aux alertes», peste la jeune femmme, une fleur à la main. Des pickups de l’armée congolaise stationnent non loin, devant un véhicule calciné. Le déploiement de l’armée ougandaise (UPDF) aux côtés de l’armée congolaise dans le nord-est de la RDC depuis 2021 n’a pas permis de mettre fin aux multiples exactions des ADF, groupe formé à l’origine d’anciens rebelles ougandais. Quatre militaires congolais étaient présents à Ntoyo au moment de l’attaque. Les renforts stationnés à environ 7 km à Manguredjipa sont arrivés trop tard. «C’est leur faillite, on signale aux militaires que les assaillants sont tout près, et ils n’arrivent pas à intervenir», lâche Didas Kakule, amer. Cette énième tuerie risque d’aggraver la «fissure» entre l’armée et la population, estime Samuel Kakule, président de la société civile de Bapere. Les ADF «se dispersent en petits groupes pour attaquer nos arrières», répond le lieutenant Marc Elongo, porte-parole de l’armée congolaise dans la région, présent à Ntoyo mercredi. Quelques jours auparavant, les forces ougandaises et congolaises s'étaient emparées d’un bastion ADF dans le secteur et avaient libéré plusieurs otages du groupe, selon l’armée. Mais comme souvent, les ADF se sont dispersés dans la forêt, et ont frappé ailleurs. Une stratégie pour attirer les militaires loin de ses bases, selon des sources sécuritaires. © Agence France-Presse