Evaluer les entreprises en dehors des sentiers battus

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Pierre Béal, associé, et

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Roland Clère, senior manager, BM&A

Face aux sociétés à la situation financière dégradée, les évaluateurs étaient confrontés à l’éternelle question de la prise en compte du risque de défaut, sujet finalement intégré dans leurs travaux au moyen d’une prime de risque spécifique et forfaitaire.

L’émergence de l’économie numérique n’a fait qu’accroître leur désarroi : « gazelles », « licornes » et autres « poneys » s’échangent à des prix semblant souvent décorrélés de leurs fondamentaux financiers. Ces nouvelles références mettent à mal les modèles classiques d’évaluation et rendent inopérants les paramètres usuels de taux d’actualisation, généralement compris entre 6 % et 12 %.

La remise en cause des modèles d’évaluation n’est certes pas inédite : l’un des pères de la théorie de l’efficience des marchés, Eugene Fama, prix Nobel d’économie 2013, admettait récemment qu’au terme « d’un demi-siècle de recherche et de raffinements, la plupart des modèles d’évaluation des actifs financiers ont échoué d’un point de vue empirique […], le large éventail des estimations de la prime de risque du marché [1], située n’importe où entre 2 % et 10 %, jetant un doute sur leur fiabilité et sur leur utilité pratique [2] ».

Cinquante ans, direz-vous, c’est peu comparé au temps dont ont disposé les sciences dites « dures » pour développer leur corpus théorique. Aussi, n’est-il peut-être pas anormal qu’à ce jour aucun économiste ne soit encore parvenu à prédire, même à brève échéance, la valeur exacte des actifs financiers, ni à expliquer avec certitude les causes de leurs fluctuations passées.

En attendant, les professionnels du capital-investissement ont réagi avec pragmatisme pour évaluer les start-up et autres sociétés innovantes. A côté des multiples issus de transactions comparables, toujours très en vogue, ils ont développé des méthodes originales telles que la « Venture Capital Method », la « Berkus Method », ou encore la « Scorecard Method ».

Une approche moins empirique et très prometteuse repose sur le « coût implicite du capital »[3]. Calculé ex ante, il découle de la confrontation des cours de Bourse et des prévisions des analystes financiers, lesquelles sont entachées de biais cognitifs propres à l’esprit humain, tout comme les plans d’affaires des entreprises qu’il permet d’évaluer.

Les modèles les plus aboutis d’estimation du coût implicite du capital permettent désormais de s’affranchir des données moyennes généralement observées en Bourse pour traiter des cas hors norme. Pour ce faire, il convient d’isoler la prime de risque qui corrige le biais résultant de l’excès d’optimisme des prévisions, les résultats réels étant en moyenne inférieurs aux anticipations. D’autre part, il faut pouvoir estimer la prime liée au risque de défaut, laquelle corrige le fait que les prévisions financières sont établies en cas de survie des entreprises, et sont rarement probabilisées du risque de faillite.

Une fois mesurés à l’échelle du marché, ces deux biais peuvent ensuite être quantifiés au niveau de l’entreprise à évaluer [4]. Ceci permet tout aussi bien d’évaluer les sociétés en difficulté que celles à fort potentiel, dès lors que l’on dispose des « tables de mortalité » du secteur concerné ou que l’on est capable d’estimer le risque d’échec d’un plan d’affaires aux phases les plus critiques de son exécution (comme pour les biotech).

Ces approches montrent que les données de marché moyennes ne font pas tout et que de la confrontation à des cas extrêmes sont nées des solutions innovantes et une nouvelle interprétation de la prime de risque. Celle-ci pourrait enfin expliquer l’apparente dispersion du coût du capital soulignée par Eugene Fama, voire justifier des écarts encore bien plus importants que ceux évoqués par le brillant prix Nobel.

[1] C’est-à-dire l’écart de rendement exigé par rapport aux emprunts d’Etat pour rémunérer l’incertitude relative à la valeur future des actifs financiers et aux revenus qu’ils serviront. [2] Fama, Eugene F. and Stern, Joel M., A Look Back at Modern Finance: Accomplishments and Limitations (Fall 2016). Journal of Applied Corporate Finance, Vol. 28, Issue 4, pp. 10-16, 2016.

[3] Ou « Implied cost of capital » (ICC). Il correspond au TRI qui égalise la valeur présente des cash flows et le cours des sociétés cotées.

[4] Clère, Roland et Marande, Stéphane, « Risque de défaut et valeur des actions : grand oublié ou révolution culturelle ? » (novembre 2017).Disponible sur SSRN: https://ssrn.com/abstract=3065948

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