
Paiement Différé - Une croissance à crédit

« Boostez votre croissance. » Début avril, Klarna lançait une grande campagne marketing en France et en Europe, Bold Moves, invitant les marchands auxquels elle propose ses solutions de paiement à « casser les codes ». La fintech parle d’or : en s’appliquant à elle-même ces recettes, elle a conquis plus de 400.000 clients commerçants et contribué à « ringardiser » les banques traditionnelles ces dernières années. Mais elle a aussi cassé son compte de résultat. Elle enregistrait déjà l’équivalent de 250 millions d’euros de pertes au premier trimestre, après 700 millions brûlés l’an dernier.
Derrière ces chiffres se joue la rentabilité du paiement fractionné ou différé, le buy now pay later (BNPL). Un service de paiement proposé le plus souvent en trois ou quatre fois sans frais, qui n’est pas considéré légalement, à moins de 90 jours, comme du crédit à la consommation. Son essor accompagne celui du commerce en ligne. Tout le talent de fintechs comme la suédoise Klarna, l’australienne Afterpay ou l’américaine Affirm est d’avoir conçu des solutions technologiques parfaitement intégrées dans les sites web et mobiles des marchands, faciles à utiliser par les consommateurs et qui permettent une hausse des ventes. Sur le plan commercial, le modèle fonctionne toujours. Mais sur le plan financier, la remontée des taux d’intérêt change tout, en particulier pour des acteurs qui ne disposent pas de ressources de bilan. Résultat, le prix de l’action Affirm a été divisé par dix depuis novembre. Celui de Block (l’ex-Square), qui a racheté Afterpay en janvier, plonge des deux tiers cette année. Klarna, qui n’est pas cotée en Bourse, subirait la même correction : elle s’était valorisée 46 milliards de dollars en juin 2021, deux fois la Société Générale, mais n’en vaudrait plus que le tiers dans le cadre de la nouvelle levée de fonds qu’elle est en train de mener, selon le Wall Street Journal. Le groupe dirigé par Sebastian Siemiatkowski vient d’annoncer la suppression de 10 % de ses effectifs dans le monde, alors qu’il se targuait de privilégier la croissance aux profits.
Un modèle à part
Dans la palette des produits bancaires, le modèle du BNPL reste en effet à part. Les fournisseurs de paiement différé se rémunèrent d’abord grâce des commissions, qui varient entre 2 % et 4,5 % à 5 % de la transaction. Elles peuvent être soit assumées par le commerçant, soit répercutées auprès de l’acquéreur sous la forme d’une échéance majorée. Les montants moyens financés restent faibles, autour de 300 euros, il faut donc faire du volume. « Les encours sont limités dans le temps : 2 mois pour du paiement en trois fois, 3 mois pour du paiement en quatre fois, rappelle Jean-Pierre Viboud, directeur général d’Oney, la filiale spécialisée de BPCE. Ils ne permettent pas à eux seuls de rentabiliser les coûts d’acquisition des clients et les frais fixes. » Il faut en outre investir constamment dans les systèmes, qui doivent soutenir des flux massifs. Floa (BNP Paribas) dit traiter 60.000 demandes de paiement fractionné en une heure lors du « Black Friday ». « Dans le paiement fractionné, la technologie évolue en permanence. Les commerçants nous demandent tous les jours des évolutions pour que les paiements soient plus rapides, sans couture, que le taux d’acceptation augmente… », énumère Jocelyne Amègan-Douaud, directrice générale de Django, la fintech que La Banque Postale a lancée en mars sur ce marché.
Le coût du risque et le coût de financement jouent aussi sur la rentabilité du crédit, comme pour toute activité bancaire. Avec une ligne de démarcation nette entre les acteurs adossés à des banques traditionnelles, comme Oney ou Floa, et les « pure players ». En France par exemple, il n’existe pas de fichier positif des emprunteurs. Klarna a appris à connaître les clients particuliers en testant au départ leur solvabilité avec de petites sommes. Les banques, plus régulées, ont accès au FICP, le fichier de la Banque de France qui recense les incidents de remboursement des crédits aux particuliers. Elles peuvent plus facilement empêcher les fraudes à l’ouverture. Si le risque d’impayé est jugé faible compte tenu de la petitesse des montants et des durées, inférieur à 1 % en France, les pressions sur les revenus des ménages laissent craindre une ascension du coût du risque. « La maîtrise du coût du risque est essentielle, le modèle ne tient pas avec un coût significativement supérieur à 1 %. Le BNPL se pilote à la semaine, mais il faut des années pour construire des systèmes de scoring et de lutte contre la fraude performants », soulignent Catherine Vidal et Marc Lanvin, directrice générale et directeur général adjoint de Floa.
La remontée des taux, elle, renchérit l’accès à la liquidité. Un Oney ou un Django se financent grâce à leurs maisons mères, riches en ressources. Klarna a aussi développé une activité de collecte de dépôts. Aux Etats-Unis, Affirm, en revanche, a surtout recours à la dette et pour un tiers à des titrisations de prêts à la consommation de durée plus longue, puisque le groupe ne se limite pas au BNPL. En mars, la société californienne avait dû reporter une titrisation en raison de la défection d’un investisseur. Les obligations ont été placées le mois suivant à un taux de 4,3 % pour la principale tranche.
« La hausse des taux et du coût du risque pourrait se traduire par un accroissement des commissions. Cela risque de remettre en cause la stratégie de certains acteurs qui présentent le crédit comme gratuit pour le consommateur, à moins que les commerçants n’acceptent de prendre le surcoût à leur charge », estime Christian Heinis, directeur associé services financiers du cabinet Roland Berger, qui vient de réaliser avec France Fintech une étude sur le « Nouveau crédit ».
Autre nuage à l’horizon, la réglementation. Au Royaume-Uni, où les pratiques commerciales sont plus agressives que sur le continent, les superviseurs financiers ont déjà engagé un tour de vis. L’Union européenne prépare quant à elle une révision de la directive crédit à la consommation. Le compromis trouvé entre les Vingt-Sept au Conseil de l’UE, mi-juin, prévoit d’inclure le BNPL dans le champ d’application du texte, à charge pour les autorités nationales d’appliquer des mesures proportionnées. Les régulateurs craignent que le développement de cette pratique, en facilitant les achats impulsifs, n’encourage le surendettement des ménages les plus fragiles. « Si le BNPL est considéré comme un crédit au sens de la régulation, les fintechs seront soumises aux mêmes exigences de fonds propres et de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme que les établissements de crédit. Ces coûts rendront plus difficile un modèle stand-alone », prédit un professionnel.
Chez les filiales de banques, le produit s’insère d’ailleurs dans une relation plus large. « Il y a deux moyens de rentabiliser le paiement différé, la course aux volumes et la diversification pour ne pas être ‘monoline’, explique Jocelyne Amègan-Douaud. C’est pour cela que Django proposera aussi d’ici à la fin de l’année du prêt personnel et du crédit affecté. Mais ces activités nécessitent des parcours clients et des modèles de scoring différents, avec des fonds propres. »
Pierres d’achoppement
Les acteurs non bancaires adoptent une approche différente pour diversifier leurs revenus. C’est le modèle de « super-app » ou de plateforme tout-en-un vanté notamment par Klarna : le particulier finit par utiliser l’application de la fintech pour gérer l’ensemble de ses achats en ligne, accéder à des promotions, à d’autres services… Un modèle vertueux du point de vue du prêteur, pas forcément du marchand. « Certains commerçants commencent à comprendre que leurs données clients, utilisées dans des super-app, peuvent ensuite servir à des services concurrents. C’est un point auquel ils sont de plus en plus sensibles. Pour notre part, nous refusons ce modèle et nous valorisons le client avec d’autres offres financières comme des crédits de durée plus longue ou de l’assurance », souligne Jean-Pierre Viboud. Dans la relation marchand-prêteur, un autre sujet monte, celui de la responsabilité sociale. « Les critiques ou les plaintes d’associations de consommateurs liées au crédit responsable et au coût du paiement fractionné alertent certains commerçants sur la qualité de leurs partenaires : leur image est directement touchée car ce sont eux qui distribuent le crédit », relève Jocelyne Amègan-Douaud.
Dernier écueil : « Certains acteurs du BNPL ont construit leur business plan sur des hypothèses de croissance très fortes de l’e-commerce, qui vont devoir être révisées en baisse en raison du ralentissement économique et de l’inflation », estiment Catherine Vidal et Marc Lanvin. Ces questions n’entament pas l’intérêt du produit. « Le buy now pay later a adapté au monde de l’e-commerce le traditionnel crédit sur le lieu de vente physique, généralement avec une carte revolving, rappelle Christian Heinis. En France, les grandes banques qui n’ont pas encore de solution dédiée réfléchissent au sujet. » Avec la nouvelle équation économique qui se dessine, tous les observateurs prédisent la concentration d’un marché qu’une centaine d’acteurs se disputent encore. D’autant que, en parallèle, des concurrents aux poches profondes émergent. Apple a tout juste annoncé le lancement cet automne d’un service de paiement différé, baptisé Apple Pay Later, pour que cette brique supplémentaire incite ses utilisateurs à rester dans son écosystème.

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