Le trésorier attache sa ceinture sur la montagne russe du change

Le conflit russo-ukrainien rappelle les bienfaits d’une couverture formellement ficelée en amont. Et respectée par forte houle.
Benoit Menou

Les fluctuations de change ne sont qu’une pièce du puzzle de volatilité auquel font face les sociétés à l’occasion du conflit russo-ukrainien, qui n’en met pas moins en lumière l’exigence de formaliser en amont une stratégie de couverture structurée. Qu’il faut continuer de mettre en pratique sereinement dans le feu de l’action.

Le marché sur le rouble russe et la hryvnia ukrainienne s’est « considérablement rétréci, passant par de fastidieuses transactions manuelles », comme le souligne un banquier au chevet des entreprises au sein d’une institution financière de premier rang. Les turbulences touchent par ricochet et sur des montants bien plus conséquents tout le spectre des devises. Entraînant typiquement une dépréciation de l’euro face aux valeurs refuges que sont le dollar (voir le graphique) ou le franc suisse. Ou le yuan. « Des fournisseurs chinois, en position de force dans la relation commerciale, exigent désormais un paiement non plus en euros mais en yuans, faisant tout simplement découvrir le risque de change à certains importateurs français », pointe Anne-Sophie Mathieu, directrice générale France d’Ebury.

Prévention

Pour ces débutants comme pour les autres, la prévention doit être le mot d’ordre. « Nous sommes là pour anticiper les risques. Quand ils arrivent, il est trop tard pour agir », pointe un membre de la commission risques de l’Association française des trésoriers d’entreprise (AFTE). Président de cette commission, Laurent Bonhomme rappelle que la couverture de change se distingue de la spéculation, « il s’agit de couvrir un risque, quels que soient les cours ou leur volatilité ». Selon lui, « la stratégie doit prévoir les détails de la couverture, les réponses à toute situation de marché, telle évolution des cours de change déclenchant telle opération avec tel instrument ». Il faut prévoir le meilleur comme le pire, conditionner les actions à des indicateurs. Avec comme boussole des cours budgets à défendre. Cela bien sûr en concertation avec la direction générale.

Ainsi, plaide Laurent Bonhomme, « la couverture correcte de toutes les expositions doit permettre de neutraliser les effets des mouvements de marché sur la valorisation de ces expositions futures dans nos états financiers : chaque effet de marché perdant est reflété par un effet gagnant équivalent sur la couverture, et inversement ». « La crise actuelle démontre qu’il est indispensable de déployer en amont une politique organisée et s’y tenir, que la société doit être méthodique, rigoureuse. L’objet de la couverture de change est de donner de la visibilité, pas de laisser miroiter un gain », souligne Olivier Lechevalier, directeur général de Defthedge, un outil de gestion des risques. Le banquier sus-cité observe que cette discipline, hier apanage des grandes sociétés, descend progressivement l’échelle des tailles d’entreprises.

Il faut « agir avec froideur, glisse Olivier Lechevalier, ne pas se laisser distraire par le bruit du marché, ni par ses banquiers ». Certains ont pu s’y laisser prendre, en souscrivant des produits complexes permettant en temps normal de se couvrir à des taux attractifs mais impliquant un risque de perte de la couverture si un certain niveau de cours, dit barrière désactivante, est atteint. « Les risques de ces produits sont a priori expliqués, mais pas forcément compris, selon le dirigeant de Defthedge. Les souscripteurs n’imaginent pas initialement qu’une barrière puisse être atteinte. » Il cite le cas typique, lorsque récemment l’euro valait 1,15 ou 1,16 dollar environ, de certains acheteurs de dollars qui pouvaient en accumuler à 1,20… mais qui ont perdu la couverture à l’activation fin février-début mars de la barrière souvent entre 1,11 et 1,12 (voir le graphique). Avec l’exemple concret d’une société ayant ainsi couvert 60 % de son budget, soit 15 millions d’euros, « qui lorsque l’USD était à 1,15 y gagnait 50.000 euros mais a perdu 500.000 euros sur son budget à un cours de 1,10 ». « Ces stratégies ne seront a priori pas validées par le commissaire aux comptes en tant que couverture de change », indique Laurent Bonhomme. Pour l’autre membre de la commission risques de l’AFTE, « une telle couverture est ainsi par nature spéculative, qui crée de la volatilité sur le compte de résultat ». La crise actuelle sonne comme un rappel que tout joueur peut gagner… ou perdre. « Ce qui est embêtant, c’est que cela va créer des allergies à la couverture », déplore Olivier Lechevalier. « Il y a davantage de soucis avec certaines fintechs ou avec des banques de second plan, qui peuvent avoir des politiques commerciales agressives », tacle le banquier anonyme.

Surcoût de couverture

Mais la grande majorité des sociétés s’en tiennent à des produits plus simples dits vanille, typiquement d’achat ou vente à terme. Anne-Sophie Mathieu, chez Ebury, salue « la résilience des corporates, la maturité dont elles font preuve depuis fin février comme depuis le début de la pandémie il y a deux ans ». Elle observe que les actions sont plus réfléchies, moins précipitées qu’historiquement. Selon le même membre de la commission risques de l’AFTE, si l’invasion de l’Ukraine n’a pas entraîné de bouleversement des couvertures, pour celles qui étaient convenablement parées tout du moins, elle a engendré « un surcoût de couverture, surtout sur les devises émergentes, pas vraiment sur celles du G10 », du fait d’un élargissement des spreads, c’est-à-dire de l’écart entre prix d’achat et de vente, sur fond de moindre liquidité et de plus grande volatilité. L’assaut russe a également, à ses yeux, « précipité l’exercice de révision du budget des flux d’activité futurs et de mise en adéquation de la couverture correspondante ». Certains ont pu avoir comme première manœuvre une intensification de la couverture sans toucher au budget typique de 1,16 à 1,17 dollar pour un euro avant une revue trimestrielle, car « il s’agit d’un cadre de référence qu’il ne faut pas forcément faire bouger sans cesse », pointe Olivier Lechevalier. L’incertitude – marquée, selon Anne-Sophie Mathieu, par la persistance du risque baissier sur l’euro – a de fait « poussé nombre de sociétés depuis quelques mois à renforcer leur ratio de couverture, et nombre de celles qui se contentaient d’opérations au comptant à anticiper une part de leurs opérations, par le biais de contrats à terme ». Dont l’enveloppe ajustable est exercée par fraction afin de coller au cours budget respectant l’objectif de marge opérationnelle. Il n’y a ainsi, selon la dirigeante d’Ebury France, « pas de niveau de couverture typique, il est propre à chaque société en fonction de son marché ou de sa stratégie concurrentielle ». Elle pointe ici un certain mimétisme par secteur d’activité, chacun scrutant les concurrents afin de ne pas souffrir d’un désavantage compétitif. « Certaines sociétés capables de répercuter les fluctuations au client final bénéficient d’un relatif confort, même si l’élasticité n’est jamais infinie », ajoute-t-elle.

« Si le conflit s’enlise, il n’y a pas de limite à la baisse de l’euro », prévient notre banquier. Vers la parité avec le dollar, voire au-delà ? Accrochez vos ceintures.

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