
Le casse-tête de l’ajustement carbone aux frontières

Le 13 décembre 2022 au petit matin, la France exulte à Bruxelles. A l’issue d’une nuit de tractations, les co-législateurs de l’UE actent la mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) à partir de 2026 dans un premier ensemble de secteurs très polluants (acier, fer, aluminium, ciment, engrais, électricité, hydrogène). L’idée, qui vise le double objectif de combattre le «dumping écologique» et les délocalisations et d’inciter le reste du monde à accroître son ambition climatique, a été défendue par chaque Président de la République depuis Jacques Chirac au sein des instances européennes. Paris a naturellement été l’un des principaux artisans de l’accord.
Mais, une nouvelle épreuve, sans doute aussi rude, attend désormais l’Union : la mise en œuvre de ce mécanisme inédit à l’échelle mondiale.
Défi technique
Le premier défi est d’ordre technique. Et il ne doit surtout pas être sous-estimé, souligne Alan Hervé, de Sciences Po Rennes. « A première vue la solution la plus logique aurait été de passer par des droits de douane, mais le risque de non-conformité avec les règles du commerce international aurait été très élevé. Une autre possibilité était de créer une taxe, mais cela aurait requis un accord à l’unanimité des 27. Finalement, la formule extrêmement complexe qui a été retenue, reposant sur un système de certificats carbone, est avant tout la moins mauvaise solution », pose ce spécialiste de la politique commerciale européenne.
Concrètement, les importateurs de produits provenant de pays tiers devront acheter aux autorités nationales de l’UE un certain nombre de «certificats», en fonction du C02 émis lors de la production de ces marchandises. Afin de rétablir une concurrence équitable avec les producteurs européens, le prix de ces certificats sera indexé sur celui de la tonne de CO2 au sein du marché carbone de l’UE. Et, précision importante, pour déterminer le contenu carbone de leurs produits, les exportateurs - étrangers - auront le choix entre transmettre des données précises aux autorités des 27, ou se voir appliquer des valeurs par défaut.
Un tel système est destiné à récompenser les producteurs les plus vertueux. Mais la question de la fiabilité de leurs calculs est entière. «Le contrôle sera effectué par des certificateurs agréés, puis in fine, par les autorités nationales compétentes, probablement les services de douanes. Ce sera une responsabilité supplémentaire pour des administrations déjà surchargées, avec, dès lors, un risque important de contournement. D’autant plus si certains pays européens en viennent à être réputés moins scrupuleux que les autres à faire respecter le règlement, et donc privilégiés par les importateurs», prévient Alan Hervé.
Enjeux diplomatiques
Le second défi auquel l’Union se trouve confrontée est de nature diplomatique : faire accepter le dispositif à ses partenaires commerciaux, susceptibles de lui infliger des contre-mesures. Un temps sceptiques, les Etats-Unis ont fini par en accepter le principe. Et pour des pays comme le Royaume-Uni (qui réfléchit à répliquer le dispositif) ou le Canada, le MACF n’est pas une réelle menace : l’UE a prévu d’exempter les marchandises provenant de juridictions où elles ont déjà fait l’objet d’une tarification du carbone équivalente à celle de son ETS. En revanche, le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud et la Chine ont déjà, à plusieurs reprises condamné ce projet, jugé «unilatéral» et «discriminatoire».
L’attitude chinoise pourrait bien donner le la. Son propre marché du carbone encore balbutiant, aux prix pour l’instant très bas, ne protègera a priori que très partiellement la Chine. Les exportations chinoises d’acier, de fer et d’aluminium vers l’Europe font même de l’Empire du Milieu la première cible du MACF. «Je n’imagine pas la Chine prendre des contre-mesures sans passer par la procédure de règlement des différends de l’OMC, explique Alan Hervé. Il est bien sûr impossible d’en prévoir l’issue avec certitude, mais je pense que le MACF pourrait être jugé conforme aux règles de l’OMC, en vertu de l’article 20 du GATT qui prévoit de possibles exceptions aux règles en faveur des mesures environnementales ». En fonction du résultat de cette procédure, les éventuelles contre-mesures seront considérées légalement fondées ou non. Cependant, cet expert du commerce international n’exclut pas que certains pays «cherchent à se faire justice eux-mêmes, surtout si le blocage de l’organe d’appel de l’OMC ne permet pas à la procédure d’aller à son terme».
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10 milliards d’euros de recettes
L’accueil réservé par les pays moins développés sera un autre facteur déterminant. Dans la perspective européenne, le fait que le MACF mette chaque partenaire sur un pied d’égalité est une garantie de sa légitimité (et de sa légalité). A contrario, ces pays considèreront certainement que cette égalité de traitement est une violation du principe du droit international dit « des responsabilités communes mais différenciées », selon lequel les pays développés doivent assumer un rôle plus important que les autres dans la lutte contre le changement climatique - au nom de leurs émissions historiques.
Un récent article universitaire paru dans la revue Nature plaide pour «un dispositif de recyclage des recettes du MACF» dans la transition verte des pays moins développés afin «d’ améliorer l’acceptabilité internationale de l’instrument». Cette idée a souvent été évoquée lors des négociations européennes, mais n’a finalement pas été retenue, ou très partiellement. Les recettes, estimées à 10 milliards d’euros par an en 2030, seront versées dans le budget européen, avec la vague promesse d’en utiliser une partie dans la transition climatique des pays moins avancés.
Si l’accord du 13 décembre posait l’ambition d’étendre, dans les prochaines années, le MACF à d’autres secteurs - comme le plastique - et aux produits transformés qui y échappent pour le moment (l’acier contenu dans une voiture importée ne sera par exemple pas soumis au mécanisme), l’UE devra au préalable se montrer à la hauteur de ces immenses défis.
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