Laurent Babikian (CDP) : «Le prix carbone reste la pièce manquante du puzzle durable»

Laurent Babikian, directeur monde Data Products au CDP, fait le point sur les avancées de la réglementation européenne sur la finance durable. Il s’inquiète des lobbies qui cherchent à réduire la portée des normes de standardisation développées par l’Efrag.
Laurent Babikian

Le Carbon Disclosure Project est une organisation sans but lucratif, qui publie des données sur l’impact environnemental (climat, eau, forêt) des grandes entreprises à destination notamment des investisseurs.

La réglementation sur la finance durable abonde. Les investisseurs s’y retrouvent-ils ?

Toutes les pièces du puzzle sont en train de se mettre en place, à travers le règlement « Disclosure » (SFDR), la directive « Corporate Sustainability Reporting Directive » (CSRD), basée sur un standard de reporting en double matérialité, la directive sur le devoir de vigilance « Corporate Sustainability Due Diligence Directive » (CSDDD), la taxonomie, la taxe carbone aux frontières… Ce sont des transformations majeures que doivent digérer les entreprises et les investisseurs. Elles sont souvent assimilées à des coûts alors qu’elles doivent, au contraire, être vues comme un investissement de long terme qui permettra aux entreprises qui prennent dès aujourd’hui le virage de l’ESG (environnement, social, gouvernance) d’être mieux préparées et valorisées demain. Les experts de la plateforme européenne sur la finance durable cherchent notamment à faire le lien entre tous ses textes pour faciliter leur appropriation par le secteur financier. Ils cherchent également à promouvoir la réglementation européenne à l’étranger. Toutefois, les acteurs européennes peinent encore à s’accorder sur une définition commune de l’investissement durable et de la responsabilité fiduciaire d’un investisseur.

Il manque une autre pièce fondamentale du puzzle. Il s’agit du prix carbone. Il doit résulter d’une volonté politique, au même titre que ce qui a été fait avec la mise en place d’une imposition minimale de 15% aux multinationales par l’OCDE. Il est essentiel de donner un prix aux externalités pour convertir les impacts environnementaux des entreprises en numéraire. Cela commence par le carbone mais concerne tous les services de la nature. Mais plus on retarde cette échéance, plus le prix du carbone sera élevé et affectera durement les profits des entreprises.

Le système financier actuel est-il en mesure de répondre à ces enjeux ?

Malheureusement, l’unique raison d’être de l’entreprise reste aujourd’hui la maximisation de la création de valeur pour le seul actionnaire, au détriment de toutes les autres parties prenantes. 2022 a été l’année record pour le versement des dividendes avec 1.600 milliards de dollars distribués et des rachats d’actions, estimés à 1.300 milliards.

Il faudrait s’orienter vers une économie régénérative, ne vivant pas à crédit sur la nature

Il est dramatique de continuer à privilégier le court terme et cette vision centrée sur l’actionnaire. Le néolibéralisme ne permettra pas d’atteindre la neutralité carbone alors qu’il faudrait s’orienter vers une économie régénérative, ne vivant pas à crédit sur la nature. On constate d’ailleurs que le système s’essouffle, avec une baisse tendancielle de la croissance et une accumulation de la dette. On compte trois fois plus de dettes que de PIB dans le monde. Les mouvements anti-ESG aux Etats-Unis, les tensions géopolitiques dans le monde, les tensions sociales en France ne sont que les symptômes d’un système économique qui va exploser.

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Que signifie une économie régénérative ?

Pour une entreprise, la règle devrait être de maximiser la valeur pour toutes les parties prenantes, y compris la nature, en lui donnant un prix, en comptabilisant l’impact sur la nature, et en régénérant ce qui a été pris. Pour cela, la comptabilité doit changer. Elle doit intégrer le capital financier, le capital humain et le capital naturel, ce qui permettra de passer des provisions pour amortissements de capital naturel ou humain et de calculer des cash-flows financiers qui intègrent tous ces capitaux. Ce système peut se représenter comme un triangle. A ses sommets, on trouve le standard de reporting en double matérialité, le coût des externalités, et la compatibilité en triple capital. Alors, on pourra calculer un « returm on impact » venant s’ajouter au « return on equity » et mesurer la performance globale d’un investissement.

La vision en matérialité simple promue par « International Sustainability Standards Board » (ISSB) peut-elle l’emporter ?

La matérialité simple ne prend pas en compte l’impact des entreprises sur l’environnement et la société, et continue à maximiser seulement la valorisation de l’entreprise. La matérialité simple ne règle rien aux problèmes environnementaux. Si le système de l’ISSB coexiste avec la double matérialité défendue par l’Europe et l’Efrag (European Financial Reporting Advisory Group), il y a un important risque de distorsion de concurrence et de valorisation. On peut craindre une harmonisation sur une réglementation moins-disante, ce qui ne règlera pas le problème.

La réglementation européenne risque-t-elle d’être revue à la baisse ?

C’est ce qu’on observe en ce moment avec des groupes de pression qui veulent raboter les normes et indicateurs pour la standardisation de l’information extra-financières préparée par l’Efrag, les « European Sustainability Reporting Standards » (ESRS). Même la Commission européenne, qui a commandé ces normes à l’Efrag, commence à vouloir freiner.

Des groupes de pression veulent raboter les normes de l’Efrag

L’Efrag pourrait présenter plusieurs standards sur le climat, la biodiversité, la pollution, l’eau et les océans, l’économie circulaire dès fin juin. Mais les lobbies poussent la Commission à présenter des actes délégués seulement pour le climat et à en limiter la portée. Le Parlement européen pourrait ne pas disposer d’une majorité pour adopter ces textes. Si on repousse le vote aux calendes grecques, on risque de perdre des années précieuses, d’autant qu’en 2024 les élections européennes pourraient complètement changer la donne. La réglementation sur le reporting des entreprises (CSRD) va s’appliquer dès 2025 sur les données 2024, les entreprises ont absolument besoin de disposer de tous les standards, sinon ce sera la pagaille.

Quel rôle pourra jouer le Carbon Disclosure Project (CDP) dans le futur cadre de la réglementation ?

La CSRD va représenter une vague massive de données venant de 55.000 sociétés. C’est une excellente nouvelle pour les investisseurs. Le CDP va continuer à jouer sa part en apportant des informations sur toutes les entreprises mondiales, quelles que soient les réglementations et les standards. Nous allons assurer la comparabilité des données entre les différentes régions du monde. Nous développons chaque année de nouvelles questions. En 2023, le CDP a ainsi commencé à poser 10 questions sur le plastique à près de 7.000 sociétés.

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