Pour un prix directeur interne de la biodiversité intégré dans les choix d’investissement

Alain Karsenty, économiste, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad)
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Alain Karsenty, économiste, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad)

La crise de la biodiversité est moins médiatisée que la crise climatique, mais elle n’en est pas moins d’une importance majeure dans la mesure où l’érosion de la biodiversité réduit les capacités d’adaptation de l’humanité face à un climat plus chaud.

Les entreprises bénéficient de matières et d’avantages liés à la biodiversité. Une étude de 2016 estime que les secteurs fortement dépendants de la biodiversité (agriculture, forêts, pêches, tourisme, mais aussi cosmétique et pharmacie…) génèrent près de 1,5 million d’emplois, soit 10 % du total des emplois salariés. D’un autre côté, par leur consommation de matières et d’espaces naturels ou la pollution engendrée, les entreprises exercent des pressions sur cette biodiversité (voir le graphique).

Comment les entreprises peuvent-elle prendre en compte la préservation de la biodiversité dans leurs décisions d’investissement ? Dans le cas des émissions de gaz à effet de serre (GES), certaines ont introduit ou envisageaient un « prix interne du carbone », c’est-à-dire une procédure qui attribue, en interne, un coût implicite aux émissions associées à différentes décisions d’investissement. Ce coût reste théorique, et n’induit pas de flux financiers. Pour fixer leur prix interne du carbone, les entreprises peuvent recourir soit aux prix de marché, soit à une « valeur tutélaire » du carbone, celle utilisée pour les investissements publics pour atteindre les objectifs nationaux de décarbonation de l’économie.

Si les différents GES peuvent être rapportés à l’unité « CO2 équivalent » et mesurés en conséquence, il manque à la biodiversité une « métrique » permettant de quantifier sur une même échelle un ensemble de dimensions hétérogènes (diversité des gènes, des espèces et des écosystèmes). Tenter de calculer la valeur économique totale de services écosystémiques associés à la biodiversité est un exercice difficile, qui bute sur le manque de robustesse des méthodes d’évaluation pour appréhender les valeurs « non tangibles » (valeurs d’option, d’existence…). En revanche, mesurer la perte de valeur monétaire associée à la perte de certains services écosystémiques est réalisable et fait sens dès lors que cela est rapporté à une activité précise. Par exemple, la baisse de productivité d’espaces agricoles liée à la perte du service de pollinisation du fait du déclin des populations d’insectes pollinisateurs. Donc, si l’on ne dispose pas de valeur économique totale de la biodiversité, on peut acquérir une assez bonne connaissance du coût de la perte de certains services pour l’ensemble des acteurs qui les utilisent, et estimer les coûts de leur maintenance ou de leur restauration – souvent approximée par la restauration d’un habitat associé aux services écosystémiques ciblés. Il s’agit donc d’une approche fondée sur les coûts et non sur les bénéfices, approche plus opérationnelle pour arbitrer des décisions qui ont potentiellement des impacts mesurables sur la biodiversité.

Il est donc possible que les entreprises intègrent dans leurs calculs guidant leurs décisions d’investissement les coûts de maintenance et de restauration des services écosystémiques qu’elles utilisent, soit directement, soit également à travers les achats de biens à leurs fournisseurs (le « scope 3 » bien connu dans le bilan carbone). Ce prix directeur de la biodiversité que devraient utiliser les entreprises pourrait guider le respect du premier terme de la séquence « éviter-réduire-compenser », qui vise depuis 2016 – année de la loi pour la reconquête de la biodiversité –, une absence de perte nette de biodiversité dans la conception et la réalisation de projets d’aménagement du territoire. Dans le contexte actuel, « l’évitement » est rarement pratiqué, au nom des bénéfices économiques collectifs de l’investissement. Reconsidérer « l’évitement » de l’investissement dans un projet à partir d’un prix directeur de la biodiversité permettrait sans doute de réduire le recours à la « compensation », laquelle est souvent insuffisamment satisfaisante au regard de pertes irremplaçables de biodiversité engendrées par certains investissements.

Pour aller plus loin, le rapport Delannoy sur la biodiversité et le développement économique, 2016, dans la version digitale de L’AGEFI HEBDO

www.agefi.fr

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