
L’utopie du 100 % monnaie
Vivien Levy-Garboua, professeur associé à Sciences Po
Irving Fisher, le grand économiste américain, théoricien génial de la Grande Dépression, projette encore aujourd’hui son ombre tutélaire sur de nombreux débats. Sa proposition d’imposer aux banques de détenir sous forme de réserves à la banque centrale la totalité des dépôts à vue de leur clientèle, le « 100 % money », débattue après la crise financière, lorsque des voix se sont élevées pour préconiser un cantonnement du rôle des banques, et une protection des déposants-contribuables, revient dans le débat, dix ans après, à propos des réflexions en cours sur un thème du futur : la monnaie digitale. Car si les banques centrales devaient franchir le pas et créer leur monnaie digitale, alors une option plausible serait de permettre à tous les agents non financiers d’ouvrir un compte en monnaie digitale à la banque centrale : le 100 % monnaie serait ressuscité. Est-ce bien raisonnable ? Le raisonnement de Fisher découpe les banques en deux : une banque « étroite » (narrow bank ou NB), où seraient regroupés tous les comptes de dépôts, ceux destinés aux transactions de la vie courante, et une banque de crédit, totalement séparée, qui pourrait faire du crédit à l’économie en s’appuyant sur ses fonds propres et sur l’épargne qu’elle serait en mesure de collecter. La contrepartie des dépôts de la narrow bank serait un placement auprès de la banque centrale. La rémunération de ces réserves permettrait de couvrir les coûts de cette NB, qui serait le lieu de gestion et de fonctionnement du système de paiement. Quant à la banque de crédit, elle n’aurait pas accès à la banque centrale, ce serait une sorte de fonds, faisant prendre à ses actionnaires et à ses déposants les risques de défaut des emprunteurs. Le lien entre dépôts monétaires et crédit serait rompu, et la banque de crédit n’aurait plus de capacité de multiplier la monnaie : si elle consent 100 de crédits, elle crédite son emprunteur de 100 de dépôts dans la banque des transactions, qui va aussitôt les déposer dans son compte à la banque centrale, et la banque de crédit va devoir attirer 100 d’épargne supplémentaire. Ce n’est plus le crédit qui fait les dépôts, mais l’épargne qui crée la possibilité de crédit. Dans l’esprit de Fisher, c’est une solution à trois problèmes : l’inflation, la stabilité du système bancaire, et le financement de la dette publique. La banque centrale a désormais un bilan bien particulier : à son passif, les dépôts à vue et les billets, c’est-à-dire ce que l’on appelle M1 (la masse monétaire au sens « étroit ») et, à l’actif, des obligations d’Etat. Pour Fisher, elle choisit la quantité de titres qu’elle désire détenir et contrôle la masse monétaire. Mais comme Fisher croit à la théorie quantitative de la monnaie, il est persuadé que contrôler M1, c’est contrôler le PIB en valeur, et, en bon économiste classique, il considère que la monnaie est un voile et que la banque est en mesure de contrôler le niveau général des prix : donc, si elle le veut, ni inflation, ni déflation. Le 100 % monnaie élimine le risque systémique pesant sur le système de paiement : c’est une solution certes brutale et rustique, mais certainement efficace. Reste la question de la dette publique. Dans l’esprit de Fisher, une manière de faire la transition vers le nouveau système était de permettre à la banque centrale de racheter la dette souveraine détenue dans le bilan des banques : ainsi, la dette serait due, pour une part significative, à l’autorité monétaire, ce qui équivaut, en consolidant le Trésor et la banque centrale, à la réduire. Le tour est joué. Que faut-il retenir de la proposition de Fischer ? Passons sur le recours à une théorie quantitative de la monnaie totalement discréditée car incapable de valider l’hypothèse de stabilité de la demande de monnaie. Les deux autres finalités du 100 % monnaie méritent attention. Passer à un taux de réserves obligatoires plus élevé de façon à consolider les avoirs des banques en compte à la banque centrale est envisagé par les régulateurs, et, de facto, mis en œuvre à travers la contrainte de liquidité (le LCR). La garantie des dépôts en est mieux assurée. Et les gouvernements verraient avec soulagement un financement monétaire de leur dette ainsi consolidé : une modalité élégante de sortie du quantitative easing. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Dans sa conception dogmatique, le 100 % monnaie n’est ni souhaitable, ni accessible. Dans la zone euro, la masse monétaire au sens étroit (M1) représente environ 7.600 milliards, et la masse monétaire au sens large (M3) seulement 4.000 milliards de plus. Les crédits aux résidents de la zone représentent 18.200 milliards. Le 100 % monnaie exigerait par conséquent que l’on double la taille du bilan de la Banque centrale européenne, objectif difficile à atteindre même si d’aventure elle créait sa monnaie digitale. Les banques de crédit devraient détourner en outre 14.000 milliards (18,2 moins 4) des marchés. Ce n’est envisageable que si la banque centrale consent à les refinancer, et donc à prendre des risques que le système même cherche à éviter. Le 100 % monnaie est une utopie. {"title":"Ce n\u2019est plus le cr\u00e9dit qui fait les d\u00e9p\u00f4ts, mais l\u2019\u00e9pargne qui cr\u00e9e le cr\u00e9dit»,"name":"","body":"","image":0,"legend":"","credit":""}
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