François Humbert : «Il est nécessaire de passer d’une logique de confrontation à une logique de partenariat»

François Humbert, responsable de l’engagement chez Generali Investment et nouveau président de Climat Action 100+, explique son approche de l’engagement, moins portée sur le vote que sur la recherche de résultats concrets à pouvoir afficher auprès des clients.
françois humbert
 -  François Humbert

L’Agefi : Qu’est-ce que l’engagement, selon vous ?

François Humbert : L’engagement est pour moi un nouveau métier pour la grande majorité des acteurs de la finance traditionnelle, basé sur la notion d’influence, qui se différencie de l’analyse ESG pure. Il doit se fonder sur un impact démontrable : c’est-à-dire la combinaison d’une intention (intentionnalité) mais également de l’obtention d’un résultat qui n’aurait pas eu lieu sans l’investisseur (additionnalité). Cela implique par exemple, d’obtenir la majorité dans le cadre d’un dépôt de résolution, ou bien de convaincre une entreprise de réaliser un changement, et que celle-ci reconnaisse publiquement que nous sommes partie prenante de cette amélioration.

Pour ce qui est du vote en assemblée générale, il repose d’abord sur le concept d’intentionnalité : les investisseurs expriment des intentions au travers de leur vote. C’est souvent l’approche qui a été privilégiée dernièrement, car l’effort de voter et de dire que l’on vote pour telle ou telle résolution est minime. Mais cette approche est limitée, car il est très difficile d’obtenir la majorité sur une résolution externe, et en cas de succès, il y aura toujours la suspicion de l’action de concert. On risque parfois de braquer les sociétés.

Mais, pour le moment, les investisseurs se focalisent trop sur cette intentionnalité. Selon moi, la seule manière d’avoir un impact démontrable passe par le concept d’additionnalité, c’est-à-dire réussir à faire changer effectivement les entreprises par son action. Il faut pouvoir négocier des avancées réalistes, et ensuite fédérer d’autres investisseurs si besoin. Il est nécessaire de passer d’une logique de confrontation, qui s’exprime souvent par vote, à une logique de partenariat.

Comment fonctionne votre approche de l’engagement ?

Nous avons deux types d’engagements : l’engagement standard (limité à l’intentionnalité) et l’engagement à impact (orienté sur l’additionnalité). Notre notion d’engagement à impact chez Generali Investments repose sur trois piliers : la préparation, la négociation, et le rassemblement d’autres investisseurs lorsque cela est pertinent.

La préparation est nécessaire pour être écouté par les entreprises. Un niveau de connaissance pointu de certains sujets, niveau bien au-dessus de celui nécessaire pour démontrer de l’intentionnalité, est indispensable pour apporter de la valeur ajoutée. Ensuite, il faut pouvoir négocier. Pour démarrer un partenariat, il faut créer de la confiance. A partir du moment où l’entreprise admet se questionner sur certains sujets, nous pouvons rentrer dans une relation de confiance. Nous devons proposer des solutions, et non engendrer un problème. Je prends pour ma part, des cours de négociation avec des professionnels spécialisés. Enfin, c’est à ce stade que l’on peut rassembler d’autres investisseurs.. Je pense que cette approche est plus efficace que celle de se réunir avant de savoir ce que l’on veut et peut obtenir. Sans ce travail préalable de préparation et de négociation, les discussions dans le cadre des coalitions peuvent être longues et n’aboutir que sur un dénominateur commun très petit…. L’objectif final est d’obtenir une reconnaissance publique de la part d’une entreprise engagée, afin de pouvoir démontrer notre plus-value au marché.

Nous avons réussi cela avec CEZ, producteur d’électricité tchèque, détenu en majorité par l’Etat, 6ème émetteur de CO² à partir du charbon en Europe. Nous engageons la société depuis 2018. En juin 2022, l’entreprise a reconnu publiquement dans un comité commun qu’elle avait modifié sa stratégie climatique pour obtenir la validation des Science Based Target suite à l’engagement avec Climate Action 100+ dont nous étions co-leaders.

Pourquoi insister sur cette reconnaissance des entreprises de votre travail ?

Lorsque j’ai créé cette activité au sein de Generali Investments il y a cinq ans, j’ai tout de suite souhaité démontrer l’impact de mon travail. Les institutions financières, comme toutes les sociétés, sont contraintes par des ressources limitées, et nous devons attester que ce que l’on fait lui est utile. Par ailleurs, si le climat se dégrade et que les gens sont directement touchés par le changement climatique, ils ne comprendront pas que les portefeuilles « net-zéro » focalisés sur l’exclusion des secteurs/entreprises les plus émettrices n’aient eu que peu d’impact sur le monde réel. Ils demanderont des comptes aux gérants d’actifs, et il faudra pouvoir leur répondre avec des preuves tangibles de notre impact.

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Cette approche de l’engagement paraît tout de même assez lourde à mettre en place …

En finance, la culture de la « couverture » maximale, pousse les acteurs à engager beaucoup d’entreprises sur de nombreux sujets. Mais la temporalité de l’engagement est bien différente de celui des marchés financiers. Les changements que l’on souhaite voir advenir mettent du temps à être obtenus, et du temps à être mis en place. Donc, pour être efficace en matière d’impact, il faut être concentré.

Nous avons donc décidé de développer un engagement à impact avec une quinzaine d’entreprises, quand d’autres engagent avec plusieurs milliers d’entreprises. Pour choisir les entreprises avec lesquelles s’engager, nous prenons en compte le risque ESG, notre exposition, les perspectives financières et la probabilité que l’on puisse atteindre nos objectifs.

Pourquoi une entreprise vous écouterait-elle, alors qu’elle connaît bien ses propres enjeux ?

Nous avons un discours d’investisseur, non d’ONG. Par exemple, avec les entreprises pétrolières, nous nous sommes demandé ce que cela impliquerait pour elles de s’aligner sur les Accords de Paris en termes de dépenses d’investissements. Aujourd’hui, très peu d’entités peuvent donner une réponse détaillée qui permet un échange constructif avec les entreprises. Nous avons travaillé avec un spécialiste capable d’imbriquer un modèle financier à un modèle climatique pour évaluer notamment la capacité de production d’énergie renouvelable dont ces entreprises ont besoin pour atteindre la cible de 1,5°C ainsi que les investissements nécessaires. Et nous sommes allés les voir avec ces chiffres pour échanger. Dans ces cas-là, les entreprises sont attentives et intéressées. De plus, ce ne sont pas les entreprises qui nous écoutent, ce sont des personnes : au sein des émetteurs, nous travaillons avec différents types d’interlocuteurs et nous apportons à ceux qui sont convaincus des arguments à faire valoir en interne.

N’êtes-vous pas en train de contourner la démocratie actionnariale ?

Les actionnaires sont appelés à s’exprimer sur des sujets présentés en assemblée générale, comme l’élection des membres du conseil d’administration, l’approbation des comptes annuels, du dividende, de la rémunération des dirigeants. Nous ne voulons pas court-circuiter cela. Certains sujets, comme l’intégration de critères ESG dans la rémunération des dirigeants, peuvent être proposés en assemblée générale, si l’on est entendu par l’entreprise. D’autres, comme des demandes liées à la transparence ne relèvent pas de l’assemblée générale.

L’engagement va-t-il devenir compétitif selon vous ?

Dans les coalitions, nous travaillons entre compétiteurs. Il faut créer de la « coopétition ». Par exemple, dans le cas du communiqué joint de Climate Action 100+ avec la société CEZ, en tant que co-responsable principal, j’ai fait attention à ce que l’on attribue l’impact mérité à chaque investisseur, en identifiant qui a fait quoi. Il est ainsi spécifié que c’est Generali Investments qui a présenté la méthodologie des Science Based Target à l’émetteur et facilité son appropriation par l’entreprise. De manière générale, les investisseurs passifs sont utiles dans le sens où ils apportent des encours et leur crédibilité. Dans cet exemple, nous créons de « l’alpha d’engagement » (additionnalité), qui se matérialise par des formes de reconnaissance, et eux obtiennent du « beta d’engagement » (intentionnalité). Mais, nous sommes aussi passifs dans certains engagements collaboratifs.

Comment combinez-vous vos objectifs climatiques avec le reste des enjeux ESG, notamment le social et la gouvernance, dans votre pratique de l’engagement ?

Il faut s’attaquer au changement climatique avec une approche holistique. J’ai commencé cette activité il y a cinq ans par le climat, en travaillant sur le charbon en Europe de l’Est. C’était aussi une question sociale liée à la transition juste qui nous est chère chez Generali Investments. En Pologne, par exemple, le charbon représente deux millions d’emplois directs et indirects. Si l’on annonce une date de fermeture d’une centrale, on peut être sûr qu’il y aura du monde dans la rue pour s’y opposer. Il faut trouver d’autres voies, notamment par la négociation.

Concernant la gouvernance, certains émetteurs n’aiment pas les « Say on Climate », car ils estiment que ce n’est pas aux actionnaires de décider de la stratégie de l’entreprise, mais aux administrateurs. Et ils ont, en un sens, raison. Le changement climatique est un sujet complexe qui devrait être traité au niveau du conseil d’administration. On pourrait imaginer à l’inverse une troisième voie : le concept d’un « Say on Board ». On a certes déjà notre « mot à dire » sur la composition du conseil d’administration, mais cela se limite à approuver ou non les candidats proposés par celui-ci. Il faudrait pouvoir être davantage impliqué dans sa composition. Par exemple, en Suède et en Finlande, les actionnaires sont représentés au comité des nominations pour faire entendre leur voix sur les candidats.

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Quels profils voulez-vous voir davantage dans les conseils d’administration ?

Cela dépend des entreprises. Elles nous expliquent avec raison, que les administrateurs doivent pouvoir comprendre leurs enjeux, parfois complexes. Ce n’est pas incompatible avec le souhait de voir fleurir des profils « made by investors », qui représentent explicitement les intérêts des investisseurs et dialoguent fréquemment avec eux.

Au début du capitalisme, les investisseurs étaient assis autour de la table. Ils se sont éloignés avec l’avènement des sociétés anonymes et la mondialisation des marchés financiers. L’engagement signe leur retour. Et peut-être que nous verrons aussi bientôt les particuliers s’impliquer davantage.

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