L’Allemagne, puissance émergente du private equity

Pour des raisons structurelles et historiques, le capital-investissement s’est développé tardivement outre-Rhin. Cette maturité moindre, l’accent mis sur l’industrie et le réservoir de PME rendent ce marché particulièrement attractif.

Luc André, à Berlin
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 -  DORIANO

Avec le statut de première économie européenne et un centre financier de premier plan comme Francfort, on pourrait s’attendre à ce que l’Allemagne joue les premiers rôles en matière de capital-investissement. Et pourtant, le pays se classe en Europe derrière le Royaume-Uni et la France. Sur la décennie 2013-2022, la République fédérale a bénéficié en tant que destination des fonds, comme ses concurrents, de l’explosion de l’intérêt des opérateurs. Les investissements dans des sociétés allemandes ont triplé en valeur pour s'établir à 15 milliards d’euros en 2022, après une pointe à 19 milliards l’année précédente. L’Allemagne avait même dépassé la France avant la crise sanitaire, avant que l’Hexagone et la Grande-Bretagne ne se détachent à nouveau.

En revanche, les fonds allemands, désormais au nombre de 450 environ dont une centaine de dépendances de grands noms internationaux, ont rattrapé un peu de leur retard en termes de collecte. Partis de très loin (1,4 milliard en 2013), ils ont multiplié leur encours par six (8,3 milliards en 2022). Cela reste malgré tout le tiers du bilan des homologues français et surtout un dixième de celui des britanniques, largement en tête. Avec 5.500 entreprises dans les portefeuilles des fonds allemands, représentant 285 milliards de chiffre d’affaires et 1,46 million de salariés, l’Allemagne affiche un statut de puissance émergente du private equity.

« Essaim de criquets »

Selon Ulrike Hinrichs, la dirigeante de la BVKAP, fédération allemande du capital-investissement, cette situation s’explique par un retard à l’allumage. « Longtemps, l’absence de fonds de pension investissant des milliards en capital-investissement, comme en Scandinavie, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, a été un désavantage, expose-t-elle. Ils sont apparus tardivement et n’ont pas investi en masse dans ce type de placement alternatif. Nous n’avons pas eu, pendant longtemps, un socle important d’investisseurs nationaux, fondement de l'écosystème du capital-investissement et du capital-risque. »

30 % à 50 % des transactions en private equity, c’est ce que représente le secteur de l’industrie allemande selon les années

Traditionnellement, les entreprises allemandes, petites comme grandes, ont fait confiance au secteur bancaire pour soutenir leurs projets d’expansion. Les fonds et leurs pratiques parfois agressives ont eu longtemps mauvaise presse. Au milieu des années 2000, Franz Müntefering, président du parti social-démocrate du chancelier Gerhard Schröder, les qualifie « d’essaim de criquets ». Un terme qui marque les esprits. « Il a fallu du temps pour faire accepter le capital-investissement », reconnaît Dirk Wittneben de chez Ardian Expansion, présent outre-Rhin depuis le début des années 2000, avant d’ajouter : « Malgré une évolution globalement positive, les attentes, en particulier des nouveaux entrants sur le marché, n’ont pas été toujours exaucées. »

Etre présent sur place

D’après les acteurs interrogés, l’attractivité du marché allemand se situe justement dans sa plus faible maturité combinée au tissu typique de PME, le Mittelstand. « Les transactions de capital-investissement représentent en Allemagne moins de 1 % du PIB contre plus de 2 % en Grande-Bretagne. La France se situe au milieu », confirme Alexander Schmitz, directeur private equity pour le marché germanophone du cabinet de conseil Bain. Expansion ou reprise quand les successeurs font défaut, les PME, désormais séduites par le modèle, offrent de multiples opportunités. Mais il faut s’adapter à leur culture, précise Alexander Schmitz. L’investisseur américain de passage et pressé n’est pas bien vu. « Si on veut avoir du succès, il faut être présent sur place en Allemagne en tant que fonds et rencontrer beaucoup de monde », explique-t-il. Pour les reprises, « nous veillons à travailler en partenariat avec les vendeurs et managers. En général, ils détiennent encore des parts », précise Dirk Wittneben.

Le marché allemand est aussi nourri par les locomotives industrielles. « Les grands conglomérats ont toujours un secteur d’activités à vendre, salue Alexander Schmitz. Tout cela mis bout à bout fait que l’Allemagne affiche une meilleure profitabilité sur les dix dernières années. »

En matière de tech, l’Allemagne est le seul marché européen qui montre une création consistante de jeunes pousses avec une diversification des domaines d’activité
YARON VALLER, cofondateur et associé du fonds Target Global

Spécialisé dans le capital-risque avec son fonds Target Global, l’Israélien Yaron Valler acquiesce. « En matière de tech, l’Allemagne est le seul marché européen qui montre une création consistante de jeunes pousses avec une diversification des domaines d’activité. En comparaison avec le marché français, il y a plus d’exits », remarque le gestionnaire à la tête d’un portefeuille de 3 milliards de dollars. Il apprécie aussi le haut degré de formation de la main-d'œuvre, le soutien stratégique du gouvernement à la création d’entreprises et la culture entrepreneuriale issue du Mittelstand. La taille du marché, avec 83 millions d’habitants, est également un point fort à ses yeux. « Il est assez gros pour générer suffisamment de demande pour rendre une jeune pousse nationale intéressante même si elle n’est pas rachetée par un concurrent américain, poursuit Yaron Valler. La Bourse de Francfort est un débouché particulièrement viable pour une sortie. » L’investisseur constate aussi que l’existence d’un marché germanophone en Autriche et en Suisse force à une approche internationale précoce, favorable pour les étapes ultérieures d’expansion. « La région DACH (pour Allemagne, Autriche et Suisse, NDLR) n’est pas uniforme, observe-t-il. Vous devez vous adapter à des législations étrangères, des systèmes juridiques multiples, gérer des bureaux multiples. »

Petits fonds

Articulé à ses débuts autour des services et du commerce en ligne (Zalando, Delivery Hero...), l'écosystème des start-up allemandes s’est étoffé avec des projets tournés autour de l’industrie, ADN de l'économie allemande. Le projet de taxis volants Volocopter ou le fabricant de solutions informatiques Celonis, valorisé à plus de 13 milliards de dollars, ont tapé dans l'œil des investisseurs. « Pour investir efficacement dans les hautes technologies, il faut d’abord les comprendre. Cela reste un obstacle insurmontable pour un certain nombre de fonds de capital-risque », note toutefois Yaron Valler, pointant aussi des cycles de retour sur investissement beaucoup plus longs, atteignant parfois la barre des 20 ans. Le tropisme industriel est un marqueur du marché allemand plus largement pour le capital-investissement. Le secteur peut représenter 30 % à 50 % des transactions selon les années. Les deux autres points forts sont la santé et les nouvelles technologies. Pour appréhender cette spécialisation, « de nombreux fonds en Allemagne ont une certaine sectorisation », poursuit Alexander Schmitz.

Il y a une certaine dose d’incertitude concernant la transparence fiscale. Par le passé, cela a freiné l’investissement dans des fonds allemands
ULRIKE HINRICHS, dirigeante de la BVKAP, fédération allemande du capital-investissement

Partie en retard et dans un environnement méfiant, l’Allemagne n’a pas constitué de fonds mastodontes. « Il ne faut pas chercher un KKR ou un Eurazeo allemand. Les fonds allemands sont traditionnellement plutôt petits », rappelle Ulrike Hinrichs. Une poignée seulement dépasse la barre du milliard d’euros d’actifs. Les statistiques de son organisation montrent que les investisseurs institutionnels jouent un rôle proéminent dans les appels de fonds. Les grandes fortunes ont abondé en général autour de 10 %-15 % du total ces dernières années, sauf exercice exceptionnel. De l’avis de Yaron Valler, ces familles fortunées et des patrons de PME veulent ainsi « assurer leurs arrières ».

Anachronismes

L’arrivée des libéraux du FDP et des écologistes au pouvoir en 2021 dans le sillage du chancelier social-démocrate Olaf Scholz a été perçue dans le secteur comme une opportunité de lever certains blocages réglementaires. Le ministre des Finances Christian Lindner a pris à bras-le-corps la question de la TVA sur les frais de gestion des fonds (lire l’encadré). Mais il en reste d’autres. Ulrike Hinrichs cite les bases fragiles des règles de « transparence fiscale ». Elles sont incluses dans une simple circulaire, vieille d’une vingtaine d’années, du ministère des Finances. Si le fisc ne les estime pas remplies, l’imposition se déplace au niveau du fonds et non plus des investisseurs. « Il y a une certaine dose d’incertitude, commente la présidente de la fédération allemande du capital-investissement. Par le passé, cela a freiné l’investissement dans des fonds allemands. Cela a conduit également des sociétés allemandes à ouvrir des fonds au Luxembourg où les conditions sont plus favorables. »

« Il y a une dichotomie entre la volonté du gouvernement de soutenir l'écosystème des jeunes pousses et le cadre réglementaire et fiscal, abonde Yaron Valler. Par exemple, la nécessité d’avoir de fait 100 % des actionnaires pour prendre une décision dans une SARL est une catastrophe. » Le fondateur de Target Global épingle aussi une taxation désavantageuse des pools d’options à destination des salariés et de coûteuses lourdeurs bureaucratiques. « A chaque fois que vous voulez investir dans une entreprise en Allemagne, vous vous retrouvez à payer des dizaines de milliers d’euros pour que quelqu’un lise le contrat devant tout le monde. Ce sont des réminiscences du Moyen-Âge où personne ne savait lire ou écrire », persifle-t-il.

Actuellement, le secteur doit composer, comme ailleurs, avec la remontée brutale des taux d’intérêt. Après un second semestre 2022 en berne, Alexander Schmitz observe une normalisation. Le focus se porte « de nouveau sur la profitabilité réelle, c’est-à-dire sur l’Ebitda non ajusté, sur les flux de trésorerie, ce qui était, à raison, le cœur des préoccupations par le passé », souligne Alexander Friedrich, responsable acquisitions chez Ardian Allemagne. L'époque des achats tous azimuts, en vogue quand les taux étaient faibles, voire négatifs, est révolue. La collecte de fonds est devenue « plus difficile », confirme Dirk Wettneben, voyant toutefois plus de difficultés pour le capital-risque : « Beaucoup d’argent arrive toujours pour le private equity mais un certain nombre de fonds ne grossiront plus d’une génération à l’autre comme ces dernières années. Un tri entre le bon grain et l’ivraie va s’opérer. »

BERLIN VEUT ABANDONNER LA TVA SUR LES FRAIS DE GESTION DES FONDS

C’est historiquement l’un des freins au développement du capital-investissement outre-Rhin. A la différence de ses concurrents européens, la République fédérale applique de la TVA sur les frais de gestion des fonds d’investissement. Un handicap de 19 % à frais équivalents. Le ministre des Finances Christian Lindner a décidé de lever cet obstacle dans un projet de loi pour dynamiser le financement de l'économie. Il doit être converti en législation d’ici à la fin de l’année. « Cela améliorera la compétitivité des fonds allemands », salue Ulrike Hinrichs, directrice de la fédération allemande du capital-investissement BVKAP. Les plans du ministre libéral, envoyés pour consultations aux autres ministères au printemps, comprennent d’autres mesures de nature à dynamiser directement et indirectement le capital-investissement. Il est question de faciliter les augmentations de capital, de baisser le seuil de capital minimal de 1,25 million à 1 million pour les introductions en Bourse et d’autoriser les actions à voix multiples.

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