
Margrethe Vestager : «Nous devons persister sur la taxe numérique»

Les sujets ne manquaient déjà pas avant la pandémie. Au-delà des mesures d’urgence, la crise sanitaire et économique du Covid-19, en bouleversant les équilibres, a renforcé la nécessité d’action de la Commission européenne. De quoi promettre un agenda chargé pour Margrethe Vestager, la vice-présidente de l’institution, en charge de la concurrence, dont elle dévoile les grands axes dans un entretien exclusif à L’Agefi, à lire également dans L’Agefi Hebdo du 4 février.
L’Agefi : Les Vingt-Sept s’accordent sur la nécessité de parvenir à l’autonomie stratégique et de protéger leur industrie. Faut-il voir cela comme un tournant ?
Margrethe Vestager : Cela n’est pas si simple. Notons déjà que nous parlons désormais d’« autonomie stratégique ouverte », ce qui montre bien le nouvel équilibre que nous recherchons. Dans les prochaines années, plus de 85% de la croissance globale se fera en dehors de l’Europe. Nous devons donc nous connecter à cette prospérité pour en faire bénéficier les citoyens, tout en identifiant les activités que nous voudrions mieux exercer nous-mêmes. Nous sommes le premier bloc commercial mondial et le premier partenaire de nombreux Etats de premier plan. Nous ne devons pas laisser cela de côté, mais plutôt comprendre ce qui est essentiel pour nous.
Ce « nouvel équilibre » est-il à mettre au compte de l’effort diplomatique déployé par la France et le Commissaire Thierry Breton* pour une « Europe de la puissance » ?
Non, je l’analyse plutôt comme un mouvement global. Chacun se rend compte que comme la course technologique, les rivalités systémiques et la compétition économique sont de plus en plus dures, il faut rééquilibrer son action pour être plus fort. Par ailleurs, nous devons rendre la mondialisation moins nocive pour la planète à la fois dans la politique commerciale et en incitant financièrement à faire les bons choix. Enfin, il y a une tendance nette au changement de localisation de la production, favorisée à la fois par l’augmentation des salaires en Asie et les nouvelles options que donnent le numérique et l’autonomisation de la production industrielle. La pandémie et surtout le confinement ont accéléré l’attrait pour ces nouvelles options et démontré la nécessité d’avoir une chaîne de valeur diversifiée.
Que faut-il attendre de la révision de la stratégie industrielle européenne prévue en mars ?
L’important sera de bien analyser ce qui a changé avec la pandémie. Car la stratégie de mars 2020 me paraît déjà un excellent compromis entre concurrence équitable et action publique dans les domaines où le marché ne permet pas de satisfaire les besoins. Sur ce point, les Projets européens importants d’intérêt commun sont un bon exemple de mécanisme, que nous avons déjà mis en oeuvre deux fois dans les batteries, une fois dans les microprocesseurs et bientôt pour l’hydrogène.
«La lutte contre le changement climatique est une perspective importante»
L’autonomie stratégique implique-t-elle une révision du droit de la concurrence ?
Oui, nous sommes d’ailleurs en train de nous y atteler. La lutte contre le changement climatique est là aussi une perspective importante. Nous publierons bientôt des lignes directrices pour 8 secteurs liés à l’environnement. Nous voulons aussi construire de meilleurs marchés numériques et le règlement sur les marchés numériques (DMA) est un bon exemple de la manière dont droit de la concurrence et régulation peuvent se compléter pour laisser les marchés ouverts.
Un accord sur les investissements a été trouvé avec la Chine fin 2020. Est-ce de bon augure pour la mise en oeuvre du livre blanc sur les subventions étrangères prévue cette année ?
L’un n’a pas forcément d’incidence sur l’autre. L’accord trouvé a pour objectif que les entreprises européennes puissent opérer en Chine sur des bases équitables, en évitant les coentreprises et transferts de technologie forcés. Il ouvre la voie à un approfondissement de la relation complexe que nous entretenons avec la Chine. Mais il ne nous empêche pas de mettre en oeuvre le livre blanc - garder cette possibilité était d’ailleurs une de nos priorités dans les négociations. D’un autre point de vue, l’accord d’investissement est même plutôt une bonne nouvelle, en ce qu’il nous permettra un accès à l’information sur les subventions des entreprises chinoises opérant sur le territoire européen.
Concernant les subventions étrangères, vous sentez-vous unanimement soutenue ou doit-on s’attendre à des divisions entre Etats membres, comme pour le mécanisme de filtrage des investissements directs étrangers (IDE) en 2018 ?
Nous avons eu des retours positifs sur les fusions-acquisitions et les distorsions du marché unique. Quelques Etats membres sont plus réticents concernant les marchés publics, mais il est important de continuer à travailler sur ce sujet. Evidemment, les contribuables économisent de l’argent si leur Etat obtient un bon prix lors d’un appel d’offres public. Mais si ce prix est lié à des subventions, c’est injuste pour les entreprises européennes soumises à la régulation des aides d’Etat. C’est forcément un dilemme pour certains Etats.
«Il me paraît urgent de se saisir du sujet» des contenus illicites
Le projet de taxe numérique a échoué une première fois au niveau européen. Les divergences d’intérêts entre États membres semblent toujours les mêmes. Comment en sortir ?
Lorsque le Danemark a eu la présidence tournante du Conseil Européen en 2012, on négociait un rabais sur le budget européen. C’était une proposition très controversée et le ministre des Finances danois de l’époque jurait qu’elle ne passerait jamais. A présent, les rabais sont inscrits dans la loi européenne. Parfois les dynamiques changent, pas aussi vite qu’on le souhaiterait, mais elles changent. Nous devons donc persister dans ce débat qui se joue aussi au niveau de l’OCDE.
Etes-vous confiante quant à l’issue des négociations débutées en décembre sur la régulation des services et les marchés numériques (DSA et DMA) ?
Les deux textes ont été très bien reçus. Le Digital Markets Act est sans doute celui dont les enjeux sont les plus limpides. Il est fortement inspiré des dossiers de concurrence que nous avons eu à traiter, et repose sur une logique assez simple : avec le pouvoir vient la responsabilité. Les plateformes dites systémiques se verront imposer un certain nombre d’obligations et d’interdictions. J’ai bon espoir qu’un accord soit trouvé au printemps 2022 sous présidence française. La négociation du Digital Services Act sera peut-être un peu plus compliquée, car elle contient le débat délicat sur ce qu’est un contenu illégal et ce qui doit être préservé pour respecter la liberté d’expression. Après le scandale Cambridge Analytica et ce qu’il s’est passé aux Etats-Unis, il me paraît urgent de se saisir de ce sujet. J’espère que tout le monde en est conscient.
Vous avez manifesté votre désaccord avec Thierry Breton, qui menaçait ouvertement les GAFA de démantèlement. L’option fait finalement partie de la proposition de la Commission. Voyez-vous cela comme une possibilité concrète ?
Nous ne sommes pas vraiment en désaccord. Notons que le droit de la concurrence nous permet déjà de démanteler une entreprise en dernier recours. Pour moi, cette solution est trop incertaine. Je compare souvent cela à une hydre, à laquelle on coupe une tête et cinq têtes apparaissent. Je crois beaucoup plus dans la stratégie du DSA et DMA. Si on réussit à faire passer ces deux propositions nous pouvons changer le fonctionnement du marché digital, en le rendant plus ouvert, et enfin contrôler les plateformes systémiques.
* Thierry Breton : Commissaire européen, chargé de la Politique industrielle, du Marché intérieur, du Numérique, de la Défense et de l’Espace.
Plus d'articles du même thème
-
Les regtechs aident les banques à se moderniser
La deuxième édition du Regtech Day a montré comment les start-up innovantes contribuent à insuffler du mouvement parmi les fonctions de contrôle interne et de conformité des grands établissements. -
Ursula von der Leyen promet un «sommet européen» sur le logement
Dans son discours sur l’état de l’Union, la présidente de la Commission européenne a fait trois propositions pour lutter contre la crise qui secoue le Vieux Continent. Au-delà d’un sommet, elle a annoncé un plan pour des logements abordables et une «initiative juridique» concernant les locations touristiques. -
Donald Trump menace de prendre des mesures de rétorsion après l'amende infligée par l'UE à Google
Le président américain a menacé, vendredi 5 septembre au soir, d'engager une procédure contre l'Union européenne au titre de l'article 301 du Trade Act de 1974, qui permet aux États-Unis d'imposer des tarifs douaniers punitifs à des pays tiers.
Sujets d'actualité
ETF à la Une

BNP Paribas AM se dote d’une gamme complète d’ETF actifs
- Boeing essaie de contourner la grève en cours dans ses activités de défense
- Le rachat de Mediobanca menace la fusion des gestions de Generali et BPCE
- Zucman contre Mistral, la France qui perd et la France qui gagne
- Le Crédit Agricole CIB transige sur les « CumCum »
- Mistral AI lève 1,7 milliard d’euros et accueille ASML à son capital
Contenu de nos partenaires
-
En Russie, les prix de l'essence augmentent dus aux frappes ukrainiennes sur les raffineries
Moscou - «Doucement mais sûrement": Oleg fait le plein d’essence à Moscou et vitupère contre la hausse des prix nourrie par une demande accrue et les frappes ukrainiennes contre les infrastructures pétrolières, secteur clé de l'économie russe que les Occidentaux veulent sanctionner. «Tout le monde l’a remarqué», tonne Oleg, retraité de 62 ans: les prix des carburants vont crescendo à la pompe. Au 1er septembre, l’essence au détail coûtait 6,7% de plus que fin 2024, selon Rosstat, l’agence nationale des statistiques. Ce renchérissement s’inscrit dans un contexte de hausse générale des prix, avec une inflation annuelle qui a été de 8,14% en août, à l’heure où la Russie intensifie l’offensive qu’elle a lancée en 2022 en Ukraine. Début septembre, le prix de la tonne d’AI-95, l’un des carburants sans-plomb les plus populaires en Russie, s’est envolé pour atteindre plus de 82.000 roubles (environ 826 euros), tutoyant des records, selon les données de la bourse de Saint-Pétersbourg. Et depuis le début de l'été, les réseaux sociaux sont saturés de vidéos montrant des files d’attente devant les stations-service de l’Extrême-Orient russe, en Crimée - région que la Russie a annexée au détriment de Kiev en 2014 -, et dans certaines régions du sud proches de l’Ukraine, pour cause de pénurie. Mercredi, le média Izvestia évoquait des «interruptions d’approvisionnement» dans «plus de dix régions» de Russie, l’un des principaux producteurs de pétrole au monde. Raffineries frappées A Moscou, vitrine de la Russie, pas de pénurie mais une hausse qui a propulsé le litre de sans-plomb 95 à plus de 66 roubles (0,67 euro). Ce prix, qui reste bien inférieur à ceux affichés dans de nombreux pays européens, surprend le consommateur russe, habitué à ne pas payer cher l’essence et au revenu moyen moindre. Artiom, un Moscovite qui ne souhaite pas donner son nom de famille, observe cette augmentation «depuis le début de l’année». «Pour des personnes ordinaires, 300 ou 400 roubles en plus par plein (3 à 4 euros, ndlr), cela commence à être sensible», dit-il. Sur le site Gazeta.ru, Igor Iouchkov, analyste au Fonds national de sécurité énergétique, met en avant l’augmentation d’"environ 16%» du droit d’accise (impôt indirect) depuis le 1er janvier et la baisse de subsides versés aux compagnies pétrolières. Car, comme l’explique à l’AFP Sergueï Teriochkine, expert en questions énergétiques, «plus les subventions sont faibles, plus la rentabilité est faible», ce qui pousse les pétroliers à «répercuter» ces pertes sur les prix au détail. La demande a, elle, été dopée par les départs en vacances et les engins agricoles. Restent - surtout - les frappes contre les raffineries et dépôts de pétrole que l’Ukraine a multipliées afin de toucher Moscou au portefeuille et d’entraver sa capacité à financer son offensive. «Les frappes ont ciblé de grandes raffineries dans la partie européenne de la Russie», notamment dans les régions de Samara, Riazan, Volgograd et Rostov, énumère Alexandre Kots, journaliste russe spécialiste des questions militaires, sur Telegram. «Ce n’est rien!» L’une de ces attaques, à la mi-août, a touché la raffinerie de Syzran, dans la région de Samara, selon l'état-major ukrainien. Le complexe se trouve à plus de 800 km de la frontière ukrainienne. Il est présenté par Kiev comme le «plus important du système Rosneft», géant russe des hydrocarbures. Moscou n’a pas quantifié l’impact de ces frappes, mais dans le journal Kommersant, l’analyste Maxime Diatchenko parle d’une baisse de la production «de près de 10%» depuis le début de l’année. «C’est rien!», assure Alexandre, un homme d’affaires moscovite, après avoir rempli le réservoir de sa berline allemande. «Une frappe, deux frappes, trois frappes, ça n’est rien pour le marché en général ou pour les prix». «Le pays a besoin d’argent. L’augmentation du prix de l’essence, c’est une façon d’augmenter le revenu de l’Etat», estime de son côté Vladimir, un Moscovite de 50 ans. Pour tenter de stabiliser la situation, Moscou a prolongé une interdiction d’"exporter de l’essence pour les automobiles» jusque fin octobre. La Russie reste par ailleurs un exportateur majeur de pétrole brut, des exportations que les Occidentaux entendent étouffer pour tarir une des principales sources de financement de l’offensive russe en Ukraine, pays qui compte l’Union européenne comme principale alliée. © Agence France-Presse -
Bande-son
Affaire Cohen-Legrand : autopsie d'un scandale qui dérange le service public
Les contempteurs de la « bien-pensance » y ont vu la preuve irréfutable de la collusion de service public et de la gauche. Leurs adversaires se sont alarmés d’une inquiétante poussée du « trumpisme » en France. Autant de signaux qui justifiaient, pour l’Opinion, de remonter le fil du scandale -
Seine colère
Municipales à Paris : France Inter, l’autre adversaire de Rachida Dati – par Jean-Michel Salvator
Si l’affaire Cohen-Legrand a eu un tel retentissement à droite, c’est qu’elle résonne comme un aveu… Depuis des années, le peuple de droite se sent escamoté, méprisé, invisibilisé par un service public qui penche systématiquement à gauche