INFLATION - L’improbable retour

La monétisation de la dette ravive les questions sur une résurgence de l’inflation à moyen terme. Pourtant, le choc actuel est déflationniste.
Alexandre Garabedian
Inflation
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La courbe sera-t-elle en V, en U, en L, en W ou en racine carrée ? A l’interrogation sur le profil de la reprise des économies développées après le plongeon du premier semestre, s’en greffe une seconde, qui lui est intimement liée, autour des prix. Le soutien sans précédent des gouvernements et des banques centrales à l’économie pourrait bien cette fois semer les germes d’un retour de l’inflation, selon les partisans de cette thèse.

A court terme, les prévisionnistes convergent. La pandémie de coronavirus et le confinement ont créé un double choc d’offre puis de demande, aux effets déflationnistes. A moyen terme, les avis sont bien plus partagés, au point que les équipes de recherche de Deutsche Bank ont publié deux avis diamétralement opposés dans un numéro spécial consacré à la vie après le Covid-19. Même hésitation chez les investisseurs sondés par Bank of America. Le retour de l’inflation dans les pays développés apparaît à leurs yeux comme le risque le plus sous-estimé par les marchés (39 %), mais le deuxième de la liste est la « japonisation » de l’économie, autrement dit un environnement de taux zéro, de croissance nulle et de faible inflation chronique.

Pour l’heure, malgré des hausses de prix anecdotiques sur certains biens dues à des ruptures de chaîne d’approvisionnement, c’est bien la désinflation qui guette en raison de la récession. La publication de l’indice sous-jacent « core CPI » aux Etats-Unis en avril a créé le choc, avec un recul de 0,4 % d’un mois sur l’autre des prix hors énergie et alimentation. C’est la deuxième fois seulement en 63 ans que la statistique enregistre un recul. En zone euro, la hausse des prix à la consommation sur un an ralentit mois après mois, de 1,4 % en janvier à 0,1 % en mai. « L’absence de demande et la volonté de liquider les stocks de biens accumulés durant le confinement entraînent des pressions à la baisse », analyse Carsten Brzeski, chef économiste zone euro chez ING.

Démondialisation

Les prix des matières premières se sont aussi effondrés dès le début de l’année, avec un baril de pétrole Brent qui semble désormais se stabiliser entre 30 et 35 dollars. S’ils sont coutumiers de variations violentes à la hausse comme à la baisse, il faudrait une forte reprise de la demande en Chine, bien moins évidente qu’après 2008, pour envisager un rebond. L’épargne de précaution, elle, ne cesse de s’accumuler – déjà 55 milliards d’euros rien que pour les ménages français à fin avril, selon les statistiques de la Banque de France –, mais la disposition des particuliers à la réinjecter rapidement en dépenses de consommation fait débat. « Pour nombre de ménages et d’entreprises, il va être impératif de réparer les bilans pour les années à venir », appuient les « déflationnistes » Robin Winkler et George Saravelos, chez Deutsche Bank.

Sur le front des salaires, la crise sanitaire a remis au goût du jour les revendications des professions les plus exposées, comme dans la santé, les transports ou l’agroalimentaire. Les restrictions à la circulation des travailleurs, au moins tant qu’un vaccin ou traitement contre le coronavirus n’aura pas été trouvé, peuvent aussi conduire à une hausse des coûts de production dans certains secteurs, notamment ceux qui dépendent d’une main-d’œuvre immigrée. La dégradation de la productivité accroît également les coûts. Mais pour les millions de travailleurs qui auront perdu leur emploi durant la récession, ce sera une autre histoire. « Le chômage ne doit pas nécessairement conduire à une pression à la baisse sur les salaires si les gens qui perdent leur emploi sont tout simplement coupés du marché du travail, ce qui est le cas pour certains secteurs », veut croire Oliver Harvey, chez Deutsche Bank, tenant d’un retour de l’inflation. « On peut craindre au contraire que la forte dégradation de la situation des entreprises due à la crise du coronavirus (hausse de l’endettement, baisse des profits, recul de la productivité du travail avec les nouvelles normes sanitaires) conduise à un renforcement de l’austérité salariale, les entreprises voulant restaurer leur situation financière et la rentabilité du capital », note Patrick Artus, chez Natixis. Le débat sur la disparition de la courbe de Phillips, qui lie emploi et inflation, avait beaucoup occupé les économistes au sortir de la précédente crise, déconcertés par la rupture de la boucle entre reprise de l’emploi, hausses de salaires et hausse des prix.

A ce cadre d’analyse, qui rappelle l’après-2008, s’ajoute un élément nouveau, favorable à une augmentation des coûts de production : le coup d’arrêt à la mondialisation. Celle-ci avait permis depuis près de 20 ans à la Chine d’exporter sa désinflation et d’accroître la pression concurrentielle dans le secteur manufacturier. La marche arrière a été enclenchée avant l’apparition du Covid-19, qui n’a fait qu’accroître les tensions politiques et commerciales entre Pékin et Washington. Les fragilités et pénuries constatées durant le confinement, les conditions posées par les Etats pour aider les entreprises, la pression des régulateurs et des opinions publiques incitent toutes à relocaliser des éléments de la chaîne de production sur une base sinon nationale, du moins continentale. Reste à connaître l’étendue du phénomène, et le temps qu’il faudrait à ce changement structurel pour se diffuser aux prix. « Il n’est pas acquis que des coûts plus élevés soient répercutés au consommateur. Si la demande est faible, il est plus probable que les hausses de prix à la production soient absorbées dans les marges des entreprises », jugent Robin Winkler et George Saravelos.

Menace

Au-delà, le risque de fuite en avant budgétaire et monétaire motive les craintes d’un retour d’une inflation non maîtrisée. « Quand les économies se remettront l’an prochain de la récession Covid-19, voire connaîtront un boom dans deux ou trois ans si un vaccin de masse met fin à la distanciation sociale, les banques centrales seront sous pression pour maintenir leur politique ultra-accommodante, considère John Normand, chez JPMorgan. Et ce, afin de détacher les gouvernements de leur obligation de remonter les impôts ou de réduire les dépenses, mesures qui permettraient de réduire le ratio de dette/PIB plus rapidement que par la seule croissance du dénominateur. » Il suffit d’entendre les appels à l’annulation ou à la restructuration de la dette publique détenue par la Banque centrale européenne (BCE) pour saisir la menace de l’aléa moral et d’une perte de confiance dans la valeur de la monnaie.

Cet argument de la planche à billets avait déjà servi après la crise financière. Pourtant, aux Etats-Unis comme en Europe, les indices de prix sont restés obstinément en deçà de l’objectif de la Réserve fédérale et de la BCE, et les anticipations d’inflation, très suivies par les banquiers centraux, n’ont pas décollé. L’inflation s’est concentrée dans le prix des actifs financiers et immobiliers. D’où les réflexions engagées à la Fed comme à la BCE sur une nouvelle définition de l’objectif d’inflation. Le Japon, où la facteur démographique pèse lourd, constitue l’exemple le plus abouti de ce piège. En sept ans, la Banque du Japon a fait passer son bilan de 35 % à 115 % du produit intérieur brut du pays, en est arrivée à détenir 50 % du marché des emprunts d’Etat et 6 % du marché actions, mais est péniblement parvenue à maintenir l’inflation sous-jacente au-dessus de zéro.

« Trois défis attendent les tenants d’un retour de l’inflation, relève John Normand. Les niveaux pré-crise étaient déjà sous la cible dans la plupart des marchés développés ; les récessions ont toujours créé des poussées désinflationnistes pendant au moins deux ans ; la grande crise financière a même créé un effet cliquet par lequel l’inflation ‘core’ n’a jamais retrouvé son niveau précédent ». La monétisation de la dette aujourd’hui à l’œuvre ramènera-t-elle simplement l’inflation dans la fourchette pré-Covid ou servira-t-elle de déclencheur à un emballement ? Dans le second cas, les conséquences sur les taux et la dette seraient spectaculaires.

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