
IMPÔT SUR LES SOCIETES - Le New Deal Biden

Bruno Le Maire a bien tenté d’évoquer le moratoire sur la dette des pays pauvres. Mais ce 8 avril, à l’occasion du point presse que le ministre de l’Economie tenait après les réunions internationales du FMI, de la Banque mondiale et du G20 Finances, les journalistes n’avaient qu’un seul sujet en tête : les propositions américaines sur la fiscalité des multinationales. « Les Etats-Unis se rallient à une position que la France défend depuis quatre ans, main dans la main avec l’Allemagne. C’est un changement historique et salutaire », a reconnu le locataire de Bercy, tout en se disant prudent sur les chances d’aboutir à un accord de principe d’ici l’été.
Un changement historique, sans aucun doute. Le New Deal fiscal de l’administration Biden referme définitivement la parenthèse Trump, marquée par des allègements massifs en faveur des entreprises en début de mandat et par le refus d’exposer les Google, Amazon et autres Facebook à une taxation accrue. Cette « course vers le bas » est terminée, prévient le Trésor américain. Sur le plan domestique, la mesure la plus spectaculaire est la hausse annoncée de l’impôt sur les sociétés (IS), de 21 % à 28 %. A l’échelon mondial, Washington propose que les multinationales les plus profitables soient imposées en fonction de leur activité dans un pays donné, mesurée par le chiffre d’affaires, et non plus selon les bénéfices qu’elles y comptabilisent. Les critères précis manquent encore, mais une centaine de groupes seraient concernés, tous pays et nationalités confondus. Par ailleurs, les Etats-Unis entendent doubler, pour le porter à 21 %, le taux minimum d’imposition des bénéfices des sociétés multinationales américaines, créé en 2017 sous le nom de Gilti (global intangible low tax income). Un moyen d’empêcher ces entreprises d’exploiter la faiblesse des taux d’IS offerts par certains pays, comme l’Irlande, en y transférant artificiellement leurs produits et leurs charges. Avec le nouveau système, un Apple officiellement taxé à 12,5 % à Dublin ne pourrait plus s’en prévaloir pour diminuer son assiette imposable auprès du fisc américain.
Des groupes, pas un secteur
Les pistes avancées par Janet Yellen, la secrétaire au Trésor, font écho aux travaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques, mais diffèrent par leurs modalités techniques. Dans un cadre élargi à 135 juridictions, l’OCDE planche depuis des années sur l’érosion des bases fiscales. Le château de la Muette a publié, il y a deux ans, ses propres pistes pour adapter la fiscalité des entreprises à l’essor du numérique et des Gafa : taxer les profits là où ils sont effectivement réalisés (le pilier 1) et fixer un taux minimum global (le pilier 2). Le champ couvert est plus large, puisqu’il s’applique à toute entreprise réalisant plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires grâce à une activité numérique, mais il est aussi plus complexe. Il suppose de définir ce qu’est un chiffre d’affaires numérique, ou encore de calculer un taux normal de marge au-delà duquel les surplus de bénéfices sont répartis et taxés entre différents pays. « Les Etats-Unis présentent une proposition qu’ils estiment plus juste et plus simple que le pilier 1 de l’OCDE, car elle ne cible pas un secteur en particulier mais seulement les groupes les plus profitables, indique Nathalie Aymé, associée du cabinet Deloitte-Taj. Ils considèrent qu’elle serait aussi rémunératrice, en termes d’impôt perçu. »
S’agissant de l’imposition minimale, un taux de 12,5 % était jusqu’à présent plutôt évoqué du côté de l’OCDE, de Paris ou de Berlin, pour ne pas fâcher des pays comme l’Irlande. « L’administration Biden entend porter de 21 % à 28 % son taux d’IS et n’a donc pas intérêt à un taux global minimum trop bas, afin de maintenir un ‘level-playing field’ fiscal, souligne Hugo Dubourg, co-responsable de la recherche ESG de JPMorgan à Paris. La considération principale est la compétitivité fiscale des multinationales américaines contre le reste du monde. Ce taux de 21 % n’est pas un hasard puisqu’il correspond aujourd’hui au taux moyen observé dans les pays de l’OCDE. »
Certains pays, dont la France, ont enfin adopté des taxes Gafa pour taxer les géants du numérique, devant le peu d’empressement de l’administration Trump à pousser un compromis. Sur ce point de crispation transatlantique, Joe Biden adopte la même ligne que son prédécesseur : un accord global passera par leur suppression.
Pour toutes ces raisons, le monde est encore loin d’un grand soir à l’OCDE, surtout s’il faut aboutir avant les échéances électorales en Allemagne, cet automne, puis en France, en 2022, qui ralentiront le processus de décision en Europe. D’ici là, les Etats-Unis devront s’accorder sur leur propre agenda : d’abord faire voter le plan d’investissement en infrastructures de 2.250 milliards de dollars que Joe Biden a annoncé, puis la réforme fiscale, qui pour l’heure n’a pas fait l’objet d’un projet de loi. Les républicains ont déjà entonné l’air bien connu des délocalisations et du risque de perte de compétitivité du pays. « J’ai depuis longtemps deux objectifs pour le processus de l’OCDE : mettre fin aux taxes discriminatoires sur les services digitaux, et installer un système mondial d’imposition qui traite de manière juste les entreprises américaines. Les propositions du Trésor peuvent remplir ces deux objectifs », leur a répondu le démocrate Ron Wyden, qui occupe le poste-clé de président de la commission des Finances au Sénat américain. Au gré des négociations, il est probable que le nouveau taux d’IS américain atterrisse sous les 28 %, et que le taux minimum global s’ajuste en conséquence, quelque part entre 15 % et 18 %, estiment les économistes de JPMorgan.
Mais la direction importe tout autant que le niveau finalement choisi. Dès l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan en 1980, les Etats-Unis ont accéléré le mouvement de réduction de l’impôt sur les sociétés et entraîné à leur suite la plupart des pays développés. Après la dernière baisse d’IS, de 35 % à 21 %, votée par Donald Trump, le produit de l’impôt sur les sociétés rapporté au produit intérieur brut est tombé à 1 % aux Etats-Unis, contre 2 % en moyenne entre 2000 et 2017, selon le Trésor. Joe Biden a beau jeu de comparer l’inégalité de traitement entre un ménage moyen et un Amazon. « Dans une situation de concurrence fiscale avec des taux d’imposition toujours plus bas pour les entreprises, la charge du financement du budget pèse sur les épaules du salarié » note Philippe Waechter, économiste d’Ostrum AM, sur son blog. Dans le même temps, sept des dix localisations privilégiées par les multinationales américaines pour localiser leurs profits étaient encore en 2018 des paradis fiscaux. En clair, les baisses d’impôt ne changent rien aux stratégies d’optimisation. « Le Trésor américain s’appuie sur le fait que les cadeaux fiscaux de l’administration Trump ont été réinjectés dans la sphère financière sous forme de rachats d’actions et de dividendes, mais n’ont pas provoqué une hausse de l’investissement productif aux Etats-Unis, souligne Hugo Dubourg. Aujourd’hui, nous arrivons à une fin de cycle, et l’on peut plus facilement reprendre aux multinationales, qui ont été les grandes bénéficiaires des baisses d’impôt et de la mondialisation ces quarante dernières années. »
« Un jeu de balancier »
Si les Etats changent de doctrine, c’est d’abord par nécessité financière. Washington doit financer ses ambitieux plans de relance et d’investissement, d’autant plus spectaculaires que le pays ne dispose pas de systèmes sociaux aussi développés qu’en Europe ni d’infrastructures dignes de la première puissance mondiale. Même adossée au dollar, sa capacité à émettre de la dette n’est pas illimitée. Le même raisonnement vaut dans toutes les économies développées. Partout, le « quoi qu’il en coûte » a porté les ratios de dette publique à des niveaux records. Le Covid a accentué les inégalités et creusé les différences entre gagnants et perdants de la crise. Le Royaume-Uni, dont les coûts d’emprunt sont supérieurs à ceux de la zone euro, a déjà annoncé en mars qu’il relèverait son taux d’IS de 19 % à 25 % en avril 2023. Remontée, certes, mais dans des proportions raisonnables. « Le plan Biden s’appelle le Made in America Tax Plan, ce n’est pas anodin, estime Nathalie Aymé. Il ne revient pas au taux d’IS qui atteignait 35 % avant l’élection de Donald Trump, pour préserver l’attractivité du pays. Les gouvernements restent soumis à un jeu de balancier consistant à accroître leurs ressources budgétaires sans faire fuir les investisseurs. Ils doivent aussi conserver à leur politique fiscale un caractère prévisible, une notion importante pour les entreprises. »
En toute logique, les marchés financiers devraient craindre un nouveau régime dans lequel les sociétés paient davantage d’impôt et les actionnaires voient leur part du gâteau se réduire. Notamment dans la tech, où Apple, Facebook et Amazon acquittent un impôt effectif d’à peine 15 % (voir graphique). Les annonces de l’administration Biden n’ont pourtant pas eu d’effet. « Le marché n’a pas réagi. L’incertitude prévaut encore sur la mise en œuvre de la réforme, son champ d’application, et les niveaux qui seront retenus au bout du compte pour l’IS aux Etats-Unis et pour le taux minimum, explique Hugo Dubourg. Et les investisseurs sont persuadés que la Big Tech reste la grande gagnante du Covid grâce à la digitalisation accélérée des économies. » Cette leçon vaut bien une petite hausse d’impôt, sans doute.


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