Christian Walter : « La recherche en modélisation et les normes financières divergent »

Christian Walter, universitaire et dirigeant du cabinet H&W Conseil
Sylvie Guyony
 Christian Walter, universitaire et dirigeant du cabinet H&W Conseil,
Christian Walter, universitaire et dirigeant du cabinet H&W Conseil  - 

Pour Christian Walter, universitaire et dirigeant du cabinet H&W Conseil, la crise sanitaire comme celle de 2008 justifient un débat sur les modèles de risque dominants.

La Banque de France a accueilli la conférence internationale « Green Swan » (2-4 juin). Selon vous, le secteur financier peut-il prendre des mesures immédiates contre les risques liés au changement climatique?

S’orienter selon des valeurs auxquelles on croit – une finance verte, durable ou responsable –, c’est bien. C’est une condition nécessaire mais non suffisante. Il ne faut pas oublier l’éthique des modèles mathématiques. Car, dans la finance, ces modèles ne sont pas éthiquement neutres : ils sont porteurs de valeurs liées aux hypothèses qui les sous-tendent. Ces hypothèses peuvent engendrer des valeurs contraires à celles que l’on vise. Ainsi, l’éthique déontologique des acteurs doit être complétée par une éthique du savoir. Par exemple, si les fonds « éthiques et partage » utilisent les mêmes modèles mathématiques de risque que les hedge funds, il y aura un désalignement entre les valeurs affichées et les valeurs des modèles.

Lors d’une conférence du Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (Gemass), vous avez comparé la crise sanitaire et la crise financière. Comment ?

Selon moi, il s’agit de deux exemples de ce que j’appelle une « panique épistémique ». Par ce terme, j’entends un désarroi pratique devant un phénomène qui résiste aux moyennes, mais que l’on veut contrôler avec des moyennes : la volatilité en finance, le R0 en épidémiologie. On oublie l’hétérogénéité du phénomène : 80 % des pertes financières / des malades du Covid proviennent de 20 % des titres / de la population. Dans les deux cas, il n’y a pas de débat sur les modèles mathématiques, et des modèles dominants semblent s’imposer. On veut gérer le risque avec un instrument à une seule dimension (la volatilité, le R0). Or le risque n’a pas qu’une seule dimension. Comprendre la structure de l’hétérogénéité est cruciale face à un danger aléatoire.

Vous êtes à la fois universitaire et consultant. Comment marier les approches théorique et pratique ?

Etre présent au quotidien des professionnels m’évite d’être hors sol ! La matière première de mon travail, comme actuaire, est le risque. Donc c’est très concret. Mais ma méthode, originale car « philosophique », consiste à faire un détour par l’épistémologie. Cela paraît loin du concret, pourtant cela permet de voir autrement le concret. Par exemple, comprendre pourquoi les modèles financiers néoclassiques reposent sur l’hypothèse de continuité, une hypothèse qui justifie l’usage intensif de la moyenne dans les calculs de risque. Remarquons que les gérants d’actifs se partagent entre ceux qui croient en la vertu de la moyenne (le benchmark) et ceux qui croient que 20 % des titres représentent 80 % de la performance, ce qui est une vraie remise en cause de la pertinence des moyennes. D’un point de vue plus personnel, je suis sensible à ce thème (continu/discontinu) depuis la fin des années 1990. Après ma thèse de doctorat sur l’application des méthodes fractales aux mesures de risque, j’ai eu la très grande chance de travailler avec Benoît Mandelbrot (le mathématicien inventeur des fractales est décédé en 2010, NDLR) à l’université de Yale où il m’avait invité.

Quelles sont les attentes de vos clients de la finance et de l’assurance ?

L’assureur SMABTP m’avait demandé de travailler sur des méthodes de calcul de risque prenant en compte la discontinuité des variations boursières, dans le cadre de son modèle interne. Plus récemment, l’Association française des investisseurs institutionnels m’a sollicité pour une note technique adressée à la Commission européenne dans le cadre de la révision de Solvabilité 2. Que pourrait-il être amélioré dans cette importante directive ? L’épistémologie permet de dire que la valorisation au prix de marché (dite « market consistent » dans les normes comptables IFRS, NDLR) est une trace de l’hypothèse de continuité et peut produire du court-termisme, un phénomène contraire aux objectifs du plan européen 2030 pour la durabilité de la finance.

La réglementation serait-elle vaine face aux risques de crise ?

Tout dépend de ce qu’elle contient ! Les travaux des sociologues de la finance qui ont analysé la crise de 2008 ont fait apparaître un phénomène collectif d’aveuglement. Un peu comme dans Le crime de l’Orient-Express : chacun a contribué au meurtre (à la crise). Une des causes de cet aveuglement est la croyance en la continuité dans les variations des prix. Cette croyance agit comme un modèle mental. Pensez au film Inception : une idée est enracinée dans l’esprit des gens, comme un virus très profond, et cette idée devient une croyance, même pour les plus professionnels des acteurs financiers. Cette croyance fonde un usage dangereux de la moyenne dans la gestion des risques financiers. Revenons à la réglementation. Même si, aujourd’hui, les mathématiciens de la finance ont abandonné depuis longtemps l’hypothèse de continuité, elle reste présente dans les normes financières ou comptables comme IAS 39 : le juste prix serait le prix de marché, ce qui implique la continuité dans la variation des prix. Donc on a un écart entre le développement de la recherche en modélisation, qui a pris le virage de la discontinuité, et le maintien de la continuité dans les normes financières.

Votre approche permettrait-elle de prévenir de prochaines crises ?

Disons que voir le risque nécessite de voir correctement l’hétérogénéité. L’impact négatif des croyances « continuistes », c’est qu’elles sont comme des lunettes qui font mal voir l’hétérogène, le discontinu. Aussi je plaide pour un apprentissage épistémologique dans la gestion des risques, pour mieux « voir » ce qui est là. Cela demande du travail mais l’efficacité en résulte. Voilà, on a terminé avec Wittgenstein (« voir le visible ») : la philosophie a rejoint l’actuariat !

Propos recueillis par Sylvie Guyony

Pour aller plus loin, la conférence du Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne dans la version digitale de L’AGEFI HEBDO

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