
Bourses : la tête dans le nuage

« La question n’est pas de savoir si toutes les Bourses vont adopter le cloud, mais quand », affirme George O’Connor, analyste du secteur technologique chez le courtier Goodbody. De fait, les opérateurs boursiers se bousculent au portillon des prestataires de ces services d’informatique délocalisée dite dématérialisée ou « en nuage ». Un marché dominé par trois entités de mastodontes technologiques américains : Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure et Google Cloud. Dernier accord en date, celui dévoilé mi-décembre par le London Stock Exchange (LSE) et Microsoft. Ce dernier a été choisi en compagnie d’Oracle par la Bourse brésilienne B3, quand l’australienne ASX tout comme le géant des produits dérivés CME ont opté pour Google. Le Nasdaq et Euronext font confiance à AWS et la Bourse des options de Chicago, CBOE, au challenger Snowflake.
Tous affirment pouvoir ainsi transformer les marchés. Un mot-clé alimente l’ébullition : la donnée. Une montagne de données, qui ne cesse de grandir, sur fond d’inventivité toujours débordante tant des fournisseurs que des consommateurs de services financiers. Et voilà qu’aujourd’hui se forme la vague des données extra-financières. Au cœur des échanges, les Bourses ont compris le filon à exploiter, au-delà des métiers historiques de la cotation ou du trading, aux revenus en dents de scie. Le LSE, dont une nette majorité des revenus est désormais récurrente après l’acquisition de Refinitiv, « a poussé le plus loin la logique d’une intégration passant d’horizontale à verticale », note Sylvain Perret, analyste secteur financier chez AlphaValue. « Nous assistons à une indispensable course à l’armement en matière d’infrastructures », note George O’Connor. Les Bourses sont toujours davantage des sociétés technologiques cherchant en premier lieu à stocker les données, « le cloud promet de simplifier cette complexe couche IT et de renforcer l’agilité, quand l’unité d’ajout de sources de données passe de la semaine à la minute », glisse un fin connaisseur du secteur. Pour Antoine Pertriaux, associé du cabinet de conseil Adamantia, « le bénéfice premier, c’est l’interconnexion de données immédiatement disponibles dans un environnement centralisé ». L’externalisation à des CSP (pour « cloud service providers ») ne manque pas d’arguments, permettant de passer l’obstacle d’investissements colossaux et continus grâce au miracle des effets d’échelle, et dès lors de rester à la pointe des dernières avancées technologiques. « Il ne s’agit pas vraiment d’abaisser les coûts mais de mieux faire pour le même prix », ajoute notre proche du secteur.
Mais le cloud n’est pas qu’un grand hangar. Il doit offrir aux Bourses riches de données une grande puissance certes de stockage mais aussi de calcul, « pour faire de l’enrichissement de données, de la donnée intelligente, notamment grâce à l’intelligence artificielle. Cette capacité constitue clairement un atout de poids pour le tandem LSE/Microsoft », juge Sylvain Perret. Il s’agit de libérer le véritable potentiel de valeur des données grâce à une gestion optimisée. Au bénéfice naturellement, clament les intéressés, de l’ensemble des utilisateurs tout au long de la chaîne d’investissement. « L’industrie du logiciel est aussi habile que celle de la drogue pour rendre les consommateurs dépendants à leurs produits, le cloud offre aux utilisateurs de nouveaux services accessibles de façon plus efficiente et qui seront considérés comme indispensables », lance George O’Connor.
Migration des marchés
Un intérêt potentiel d’autant plus évident côté LSE-Microsoft que leur accord laisse miroiter une large dissémination puisque les produits du colosse de Redmond sont utilisés déjà pour ainsi dire par tous les professionnels de la finance. « Le LSE va capitaliser sur le positionnement incontournable de Microsoft pour diffuser ses données vers le consommateur, c’est un pari aussi fort qu’inédit », estime Antoine Pertriaux. La manœuvre accélère ainsi la percée des canaux de distribution jusqu’à l’utilisateur final en lui fournissant un accès direct depuis son « bureau virtuel », constitué pour la majorité de la suite Microsoft, comme le souligne le consultant. Certes, ajoute-t-il, il existe déjà bien des outils, macros Excel et autres interfaces de programmation applicatives (API) plus robustes pour alimenter les applications des financiers, mais rien d’intégré nativement dans le bureau des utilisateurs. Le président-directeur général de Microsoft, Satya Nadella, voit déjà les clients « automatiser des process longs et complexes afin de générer de nouvelles idées et ainsi faire plus avec moins ». Le tandem met naturellement en avant l’outil de communication Teams. Un schéma qui fait surgir l’idée d’une concurrence à Bloomberg, dont les terminaux trônent aux côtés de tout veilleur d’informations financières qui se respecte. Des clients friands particulièrement de la fonction de messagerie instantanée, qui favorise l’esprit de communauté et à laquelle Teams pourrait faire de l’ombre. Google dispose aussi d’arguments en termes d’outils de communication. « La dépendance aux terminaux de Bloomberg est ancienne et forte, elle pourrait ne faiblir que lentement à court terme », nuance Sylvain Perret.
L’analyste d’AlphaValue ne doute pas que le partenariat noué avec Microsoft soit susceptible de renforcer le LSE. Mais « étant donné les vents contraires post-Brexit sur le trading ou la cotation, sa valorisation me semble déjà généreuse. J’ai plus de certitudes sur les coûts que sur les revenus liés à cet accord ». De fait, le LSE s’est engagé à des dépenses cloud d’au moins 2,8 milliards de dollars sur la durée de l’accord, dix ans, en évoquant une croissance « significative » à terme de son chiffre d’affaires correspondant.
Un autre aspect des relations fructueuses entre Big Tech et Bourses vaut le détour : au-delà de la migration du stockage des données, de leur enrichissement et de leur diffusion, celle du trading lui-même, le marché proprement dit. Alors que CME et Google ont annoncé y songer, le Nasdaq et AWS ont concrètement fait feu les premiers, en transférant en décembre sur le cloud un marché américain d’options, MRX, en attendant comme promis précédemment de migrer à terme tous les marchés américains du Nasdaq. Une innovation que le Nasdaq, certes opérateur boursier mais aussi prestataire de services technologiques, prétend diffuser à ses clients, dont de nombreuses Bourses à travers le monde. La période de pandémie de Covid a renforcé la conviction du Nasdaq d’accélérer pour autoriser une flexibilité nécessaire face à des pics d’activité et/ou de volatilité qui sont « la nouvelle normalité ». Le groupe se prévaut sur MRX d’« une amélioration de 10 % de la performance pour les participants au marché », avec toujours « un temps de latence dans le bas d’une fourchette à deux chiffres en microsecondes ». « Je ne suis pas certain que toutes les plateformes de trading puissent être logées dans le cloud, compte tenu de l’exigence en termes de latence et de flux en temps réel. Cela nécessite encore certainement des progrès sur les infrastructures cloud pour répondre à ce besoin très exigeant du trading », avance Antoine Pertriaux. Euronext, de son côté, se refuse encore à migrer dans le cloud ce cœur du réacteur qu’est sa plateforme de trading Optiq. L’opérateur propose à des clients pour qui chaque fraction de seconde compte, tels les traders à haute fréquence ou les teneurs de marché, une colocation de ses salles de serveurs. Car qui dit proximité physique dit exécution optimisée, un atout perdu dans le nuage. Un bon connaisseur du groupe indique pourtant qu’Euronext conserve sans pression le scénario du cloud à l’étude. Car à ses yeux, « c’est le sens de l’histoire que les marchés migrent leurs systèmes critiques ».
Opérateurs techniques
Euronext justifie aussi sa position actuelle par le fait que les serveurs de son carnet d’ordres restent au sein de l’Union européenne. Ils ont été transférés post-Brexit du Royaume-Uni vers l’Italie. L’opérateur dit avoir sécurisé le maintien en Europe des données dans le cadre de son accord actuel avec l’américain AWS, mais tient à conserver la main pour les données critiques. Le sujet a de quoi préoccuper les régulateurs soucieux de souveraineté du Vieux Continent, où l’offre dans le cloud est, quoi qu’il en soit, absente. Partout les régulateurs renforcent les exigences de contrôle des prestataires d’externalisation, car transfert du service ne vaut pas transfert de responsabilité. Exigences d’autant plus cruciales dans un secteur hautement réglementé comme les services financiers. Et quand tout mouvement des Big Tech attise la vigilance des autorités. Certains voient déjà les principaux CSP devenir d’ici une décennie les opérateurs techniques des marchés financiers : « La question fondamentale est celle de la conservation de la connaissance métier, la délégation ne doit pas aller jusqu’au transfert de cette maîtrise », souligne un expert. Et si Google a investi un milliard de dollars au capital de CME, et Microsoft près de 2 milliards à celui du LSE, le directeur général de ce dernier, David Schwimmer, assure qu’il ne s’agit nullement d’un premier pas de prise de contrôle. Un vœu soutenu par le caractère non exclusif de l’ensemble des partenariats, chacun restant libre de travailler avec d’autres. C’est naturellement ce qui fait la valeur du deal à terme. « Le LSE n’est qu’une première étape pour Microsoft », abonde George O’Connor.
La Banque des règlements internationaux a estimé que le recours accru à une poignée de spécialistes du cloud pouvait avoir « des implications systémiques pour le système financier ». Les projets des Bourses sont scrutés mais, aux yeux d’un connaisseur, « elles représentent la partie émergée de l’iceberg, tout le secteur financier, typiquement les banques d’investissement, fonce plus discrètement dans le cloud, celui qui n’y est pas sera bientôt l’exception ». Avoir la tête dans le nuage pour garder les pieds sur terre.


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