Un journaliste financier peut transformer la rumeur en information privilégiée

La Cour de justice resserre l’étau autour des journalistes. Ils ne devront plus évoquer ni le prix d’une opération ni la parution d’un article à leurs contacts.
Bruno de Roulhac

Un métier à risque. Un journaliste financier peut divulguer une information privilégiée portant sur la publication prochaine d’un article relayant des rumeurs sur des sociétés cotées si cette divulgation est nécessaire à son activité de journalisme et respecte le principe de proportionnalité. Dans un arrêt de grande chambre du 15 mars 2022, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient de faire des journalistes financiers des créateurs potentiels d’information privilégiée, même si elle confirme la liberté de presse.

Dans l’arrêt, «le renvoi à la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne place la liberté de la presse au plus haut niveau, celui des droits fondamentaux. Toutefois, tout n’est pas possible, et l’intérêt du marché doit être aussi pris en compte, reconnaît Richard Milchior, avocat associé chez Herald. Aussi, le travail de journaliste financier d’investigation est rendu plus difficile et à risque ».

En octobre 2018, l’AMF avait condamné un journaliste financier britannique à une amende de 40.000 euros pour avoir manqué à son obligation d’abstention de communication d’une information privilégiée. En l’espèce, il avait relayé des rumeurs d’OPA prochaines sur les titres Hermès et Maurel & Prom dans deux articles publiés le site internet du Daily Mail, et avait informé ses contacts habituels peu avant cette publication. Ces derniers ont immédiatement acquis des titres et les ont revendus après avoir bénéficié de la hausse des titres consécutive à la publication de l’article.

Saisie d’un recours en annulation de cette décision, la cour d’appel de Paris a interrogé la CJUEà titre préjudiciel sur deux questions. Une information portant sur la publication prochaine d’un article de presse relayant une rumeur de marché constitue-t-elle une information privilégiée ? Quelles sont les exceptions à cette interdiction de divulgation de telles informations dans le cadre de l’activité journalistique ?

La CJUE valide l’analyse de l’AMF

Pour les juges européens, la réponse à la première question est oui, si l’information mentionne notamment un prix, le nom du journaliste et celui de l’organe de presse. «La CJUE valide le raisonnement audacieux de l’AMF qui fait du journaliste celui qui transforme la rumeur en information privilégiée, constate Martin Le Touzé, avocat associé chez Herbert Smith Freehills. Le simple fait pour un journaliste de vérifier une information auprès d’un contact et de l’informer qu’il publiera un article relayant une rumeur de marché constitue désormais une transmission d’information privilégiée».

La communication d’informations privilégiées à des fins journalistiques, au sens de l’article 21 du règlement européen abus de marché (MAR) peut être justifiée, au titre de la liberté de la presse et de la liberté d’expression, si elle est nécessaire à l’exercice de la profession et respecte le principe de proportionnalité. «En posant des conditions restrictives – vérifier que la communication était nécessaire et proportionnée – la CJUE vide de sa substance le régime de protection des journalistes énoncé par l’article 21 du règlement MAR, poursuit Martin Le Touzé. Le message est clair pour les journalistes, ils ne devront pas mentionner de prix à leurs interlocuteurs, ni les informer de la parution d’un article».

Dans ses motivations, la CJUE précise qu’il importe d’examiner, «s’il était nécessaire pour le journaliste de divulguer à un tiers, outre la teneur de la rumeur en cause en tant que telle, l’information spécifique relative à la publication prochaine d’un article relayant cette rumeur». Mais, «il sera difficile pour le journaliste de démontrer qu’il avait besoin ou l’obligation de préciser qu’il allait publier un article», poursuit Richard Milchior tout en soulignant que la cour d’appel qui a saisi la CJUE n’est pas forcément liée par ces motivations.

En revanche, l’influence de la publication sur le cours des titres ne peut constituer, seule, une preuve ex-post du caractère précis de l’information, précise l’arrêt. D’autres éléments connus ou divulgués avant la publication sont nécessaires.

Prouver la nécessité de communiquer la rumeur

La cour d’appel de Paris doit donc maintenant se demander s’il était nécessaire pour le journaliste de divulguer à un tiers, outre la teneur de cette rumeur, le fait qu’un article relayant cette rumeur serait publié prochainement ? «Pour vérifier que les informations ont bien été données à des ‘fins journalistiques’, la cour d’appel de Paris devra se demander si les personnes contactées par le journaliste étaient ses sources habituelles, mais aussi s’interroger si le journaliste devait leur donner l’information précise et s’il pouvait s’adresser toujours aux mêmes personnes. Un travail complexe pour la cour d’appel», explique Richard Milchior.

Par ailleurs, l’éventuelle restriction à la liberté de la presse d’interdire une telle divulgation serait-elle excessive ? La question s’apprécie au regard de l’effet potentiellement dissuasif pour l’exercice de l’activité journalistique et par rapport au préjudice qu’une telle divulgation risque de porter aux intérêts de certains investisseurs et à l’intégrité des marchés financiers. L’analyse de la proportionnalité, «se joue entre le respect des codes régissant les journalistes, une condition nécessaire mais non suffisante, et l’intégrité des marchés financiers, poursuit Richard Milchior. Le juge d’appel devra apprécier entre ces deux libertés».

Au regard de cette décision, «la cour d’appel de Paris devrait vraisemblablement confirmer la décision de l’AMF, mais pourrait aussi réduire ou annuler la sanction pécuniaire de 40.000 euros, anticipe Martin Le Touzé. L’avocate générale indiquait dans ses conclusions la possibilité de ne pas prononcer de sanctions si les règles professionnelles journalistiques étaient respectées. A posteriori, on pourrait imaginer que si les contacts du journaliste n’avaient pas acquis de titres, personne n’aurait été condamné».

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