Le digital bouscule la gestion des paniques bancaires

Réseaux sociaux et banque mobile accélèrent la fuite des dépôts lors des crises. La solidité des modèles économiques et l’efficacité de la supervision n’en prennent que plus d’importance.
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Axel Lehmann tient les coupables de la débâcle de Credit Suisse. «Les réseaux sociaux et la digitalisation ont attisé les flammes de la peur», déclarait le président de la banque helvétique après son adossement contraint à UBS. Déjà victime de rumeurs de faillite sur Twitter l’automne dernier et de sorties massives dans sa gestion privée, le groupe a subi une hémorragie au mois de mars 2023. Ses déposants ont retiré 67 milliards de francs (autant d’euros) au premier trimestre, pour l’essentiel la deuxième quinzaine de mars. Chez Silicon Valley Bank, à la clientèle tech et interconnectée, tout est allé encore plus vite. Les dépôts de la banque californienne ont fondu de 40 milliards de dollars le 9 mars. Ses dirigeants attendaient une nouvelle saignée de 100 milliards le lendemain, ce qui a conduit SVB à la faillite.

Ces paniques bancaires, ou « bank runs », se sont produites en quelques clics. On a bien observé, devant les guichets de SVB, les files d’attente emblématiques des crises précédentes, comme chez Northern Rock au Royaume-Uni en septembre 2007. Mais le sort du groupe s’est joué sur son application mobile, à une vitesse incomparable. En septembre 2008, en pleine crise financière, Washington Mutual avait perdu 9% de ses dépôts en neuf jours. Les superviseurs bancaires américains envisageaient alors, dans leurs scénarios de stress, un taux de fuite quotidien de 1,5% à 2%. Quinze ans plus tard, il a fallu seulement quarante-huit heures à Silicon Valley Bank pour que 85% de ses dépôts s’évaporent.

Diffusion instantanée

Le secteur bancaire est entré dans l’ère des « bank runs digitaux », a reconnu Michael Barr, vice-président en charge de la supervision à la Réserve fédérale américaine, en présentant fin avril le rapport d’enquête de la Fed sur l’affaire SVB. «La combinaison des réseaux sociaux, d’une base de déposants concentrée et fortement interconnectée, et de la technologie, pourrait avoir fondamentalement changé la vitesse des retraits bancaires», a déclaré le dirigeant. Réseaux sociaux et messageries ont permis de diffuser instantanément les inquiétudes sur la santé de l’établissement, et la technologie de vider les comptes en un éclair. Selon Jane Fraser, la directrice générale de Citi, la banque mobile «change la donne» pour la gestion des crises de la part des professionnels et des régulateurs.

Le phénomène ne date pas de cette année. En mai 2019, une fausse rumeur de faillite sur WhatsApp avait provoqué une ruée aux guichets de la britannique Metro Bank: le numérique avait allumé la mèche, mais c’est encore dans le monde physique que la partie s'était jouée.

Les banquiers ne partagent pas tous cet alarmisme, mais préfèrent, dans l’Hexagone, s’exprimer sur ce sujet délicat sous le couvert de l’anonymat. « Se focaliser sur le digital pour expliquer les ‘bank runs’, c’est prendre le sujet par le petit bout de la lorgnette, estime le responsable d’un réseau de détail en France. Les mouvements de fuite des dépôts reflètent des problèmes de business model ou des défaillances dans la gestion des risques et la gestion actif/passif, qui doivent ou auraient dû être identifiés bien en amont par les superviseurs.» Les caractéristiques de SVB en faisaient un candidat tout désigné au bank run, et sa compatriote Signature Bank, tombée quelques jours plus tard, a été victime de son exposition aux cryptos. Quant à Credit Suisse, il apparaissait depuis des années comme le maillon faible de la finance européenne. La vitesse de retrait que permet la technologie – en zone euro, un virement instantané s’effectue en dix secondes maximum jusqu’à 100.000 euros – ne change pas le fond du problème. «Vingt-quatre heures aujourd’hui ou deux semaines il y a quinze ans, quelle différence ? lance un professionnel de la banque en ligne. Quand la confiance est perdue, il est de toute façon trop tard.»

Les banques françaises estiment aussi que la diversification de leurs ressources et leurs millions de clients particuliers les préservent de telles mésaventures. «La majorité de nos dépôts à vue sont inférieurs au plafond de 100.000 euros de garantie publique, garantie pour laquelle les banques cotisent. Cette caractéristique en fait une ressource très stable», souligne le responsable du réseau retail. Un argument repris par un concurrent, qui souligne que les turbulences autour des banques régionales américaines n’ont pas engendré d’inquiétudes chez ses clients français. Si des retraits sur les comptes à vue ont pu être observés au premier trimestre dans certaines enseignes, c’est parce que les Français ont préféré remplir leurs livrets d’épargne réglementée, mieux rémunérés.

Un arsenal à compléter

Aussi particulier soit-il, le cas SVB expose pourtant la fragilité du système financier à une remontée violente des taux d’intérêt. Autre défaut dans la cuirasse, l’arsenal des superviseurs n’est pas adapté à ces bank runs d’un nouveau genre. Ils vont devoir améliorer leur analyse des signes avant-coureurs d’une crise de liquidité, sur les réseaux sociaux comme dans les bilans des banques. La réglementation Bâle 3 sur les ratios de liquidité bancaire a été conçue il y a dix ans, à une époque où les usages numériques étaient bien moins répandus, et elle ne tient pas compte de cette dimension.

Les outils de gestion de crise touchent aussi leurs limites. L’effondrement de SVB a été si rapide qu’aucun acquéreur n’a pu se positionner pour reprendre les actifs avant la faillite du groupe. Les autorités américaines ont été contraintes, avant la réouverture des marchés le lundi 13 mars, de garantir tous les dépôts de SVB et de sa compatriote Signature Bank, au-delà du plafond de 250.000 dollars en vigueur aux Etats-Unis. De quoi rouvrir les débats sur le bon niveau de garantie des dépôts à l’avenir : assez élevé pour sécuriser les épargnants et stabiliser le système, pas trop pour continuer à responsabiliser les banques et leurs gros clients.

D’aucuns imaginent aussi des outils qui permettraient de plafonner temporairement les retraits en période de crise, comme cela existe déjà en France pour les fonds d’investissement depuis la loi « Sapin 2 ». « En théorie, un système de ‘gates’ éviterait de donner une prime aux sortants, alors que les premiers à retirer leurs avoirs accroissent les difficultés d’un établissement de crédit au détriment des clients fidèles, considère le dirigeant d’une grande banque française. Mais je doute qu’une telle mesure, même limitée à de gros dépôts, soit possible à vendre à l’opinion publique. »

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L’euro digital, solution ou problème ?

L’affaire SVB ne manquera pas, enfin, de relancer les doutes à l’égard des monnaies digitales de banque centrale (CBDC). De nombreuses institutions monétaires, dont la Banque centrale européenne (BCE), ont mis à l’étude des projets de monnaie numérique qui permettraient aux particuliers de détenir directement un compte en banque centrale. Mais un euro ou un dollar digital ne risqueraient-il pas, en période de stress bancaire, d’accélérer la fuite des déposants vers ce havre de sécurité ? La crainte est largement partagée au sein du secteur. Au point que Fabio Panetta, en charge du projet au directoire de la BCE, évoque un plafond de détention d’euros numériques, au-delà duquel les avoirs d’un client seraient automatiquement reversés sur un compte bancaire.

«La rapidité et l’ampleur des récents retraits bancaires éclipsent toutes les réflexions des partisans des CBDC», estimait Huw van Steenis, partner chez Oliver Wyman, dans une tribune parue dans The Economist début avril. Pour l’ancien analyste bancaire star de Morgan Stanley et ex-conseiller à la Banque d’Angleterre, «ce n’est pas le moment d’aller de l’avant avec des innovations qui ajoutent de nouvelles préoccupations. Les monnaies digitales de banque centrale devraient donc être reléguées aux oubliettes, du moins jusqu'à ce que nous sachions si les banques qui ont fait faillite en mars étaient des cas isolés ou un signe avant-coureur». Tech ou pas tech, le crédit reste le bien le plus précieux d’une banque.

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