L’appel de « l’impact »

Ce type d’investissement requiert de solides bases professionnelles, pour des salaires souvent inférieurs à la finance traditionnelle. Il attire pourtant de plus en plus de candidats.
Hélène Truffaut
L’appel de « l’impact »

Agriculture durable, énergies renouvelables, logement, santé, éducation… : « Le marché des investissements à impact continue de croître et de mûrir », assure le Global Impact Investing Network (GIIN). Les 266 répondants de son étude annuelle 2019* gèrent 239 milliards de dollars, l’organisation estimant l’ensemble du marché à 502 milliards de dollars fin 2018.

Une goutte d’eau. Rien qu’en France, l’investissement responsable – qui regroupe l’ensemble des approches des sociétés de gestion prenant en compte les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) – dépassait 1.000 milliards d’euros en décembre 2017, selon l’Association française de la gestion financière (AFG).

« Mais la conviction que l’on peut obtenir un rendement supérieur au marché s’affermit, et aux Etats-Unis, plus expérimentés en la matière, les mentalités ont déjà basculé », considère Cyrille Antignac, gérant d’Uberis Capital (qui se concentre sur l’Asie du Sud-Est). Si l’on en croit l’étude du GIIN, environ 15 % des personnes interrogées ont déclaré avoir obtenu des performances excédant leurs attentes, en termes tant d’impact social et environnemental que de rendement financier.

Une approche spécifique

Cette niche prometteuse ne peut cependant pas s’appuyer sur des filières de formation structurées pour embaucher les profils ad hoc. « Réalisés dans l’intention de générer un impact social et environnemental positif et mesurable, ainsi qu’un rendement financier », selon la définition du GIIN, les investissements d’impact « nécessitent une grille de lecture différente de celle du ‘private equity’, explique Cyrille Antignac. Il y a un tronc commun qui représente environ les deux tiers des compétences, mais aussi une spécificité d’approche, une philosophie différente en termes de critères de sélection. Il faut savoir reconnaître l’intentionnalité dans les ‘business models’ et pas seulement les externalités positives. »

Eric Coisne a rejoint Raise en janvier dernier pour lancer et gérer Raise impact, fonds doté de 100 millions d’euros, confiés par la Fondation de France. « Pour nous, l’impact doit concerner une problématique urgente et importante pour la planète et ses habitants en lien avec les objectifs de développement durables (ODD) de l’ONU, en visant un changement systémique, qu’il s’agisse de filière, de mode de production, de déplacements…, expose-t-il. Nous cherchons à mesurer l’impact comme on mesure une performance économique, sur la base d’indicateurs clés précis : bénéficiaires, CO2 compensé, surface de sols remis en culture organique, etc. » Et pour Eric Coisne, cela ne peut se faire qu’avec des professionnels de l’investissement : « Nous faisons exactement la même chose que dans un fonds classique… à ceci près que la dimension impact est présente à toutes les étapes. »

Pour Véronique Chapplow aussi, une solide base financière est incontournable. La spécialiste investissement impact actions chez M&G Investments appartient à l’équipe qui a lancé le deuxième fonds impact du gestionnaire d’actifs, investi en actions dans le monde entier. « Nous avons conceptualisé ce nouveau fonds avec un désir de réformer l’image de la finance en ciblant uniquement les entreprises ayant un impact positif », raconte-t-elle.

L’équipe s’est notamment inspirée de l’expérience du premier fonds de dette privée, mais aussi de celle des organisations et des fondations ayant défini des schémas d’investissement utiles, pour adapter le tout à l’action cotée. En s’appuyant d’abord sur la matière grise interne, dont un gérant actions de M&G.

« Nous avons étoffé l’équipe avec deux analystes dédiés, dont l’un, spécialisé ESG, recruté en interne – une évolution naturelle pour lui – et une très bonne analyste financière ‘sell-side’ de Credit Suisse, qui voulait faire de belles choses et qui s’est formée à l’impact en arrivant chez nous. Mais c’est le même analyste qui est chargé d’effectuer la recherche sur les deux volets impact et financier des sociétés que nous voulons inclure dans le portefeuille. » Et ce n’est pas si simple. « C’est un univers d’investissement bien différent et le travail à effectuer est plus lourd », convient Véronique Chapplow.

Supplément d’âme

Chez Citizen Capital (qui a deux fonds en cours d’investissement) la plupart des onze collaborateurs – dont trois recrutés durant le dernier mois – sortent de grandes écoles : ESCP, Supélec, EM Lyon, etc. « Ils ont généralement fait de la finance d’entreprise et passé deux ou trois ans en audit ou en ‘private equity’, décrit Laurence Méhaignerie, présidente et co-fondatrice de ce spécialiste de l’impact investing. Nous avons une approche de capital-investissement professionnelle. Nous cherchons donc des profils qui pourraient intéresser n’importe quel fonds. En revanche, nous ne sommes pas simplement tournés vers une analyse comptable des sociétés et regardons davantage l’avenir que le passé », explique-t-elle.

Un besoin de professionnels de la finance, donc, mais dotés d’un supplément d’âme. A l’instar de Jonathan Piquet, qui a, au départ, choisi d’intégrer l’Essec (plutôt que HEC) pour suivre la chaire d’entrepreneuriat social. Il s’y formera également à la finance d’entreprise. « Je voulais donner du sens à mon parcours et ne me retrouvais pas dans la course au meilleur job avec le meilleur salaire. » En quête d’un poste dans l’investissement socialement responsable au sortir de l’école, il se voit conseiller, par ses premiers contacts, d’aller faire ses armes dans le privé. Il enchaîne alors les postes d’analyste et de chargé d’affaires chez Astorg, EPF Partners et Bridgepoint. « De riches expériences », qui, si elles l’éloignent un temps de l’investissement à impact, lui permettent d’acquérir un solide bagage technique.

Après quatre années chez Bridgepoint, il prend la tangente, direction Columbia University, à New York, pour un master qui va le remettre dans le jeu. De retour en France, il intègre l’équipe de capital-investissement de Proparco, filiale de l’Agence française de développement (AFD), et sillonne le continent africain pendant deux ans. « J’ai participé au financement de multiples entreprises dans de nombreux domaines : infrastructures, agro-alimentaire, santé… Cela a été passionnant. En termes d’impact, cependant, la démarche n’était pas complètement aboutie et je n’étais pas tout à fait à l’aise dans cette très large structure publique. » A 34 ans, il vient de rejoindre Citizen Capital en tant que directeur d’investissement, convaincu que « les entreprises, par leur dynamisme et leur créativité, peuvent être de réels vecteurs de changement positif pour la société ».

Moutons à cinq pattes

Reste que, pour l’heure, le marché de l’emploi de l’impact investing est encore balbutiant, estime Caroline Renoux, fondatrice de Birdeo, cabinet de recrutement spécialisé sur le développement durable. « On recherche des moutons à cinq pattes, compétents en finance, capables de mesurer l’impact et de mettre en place les bons indicateurs. Et les offres émanent généralement de petits acteurs indépendants qui lancent ou gèrent un fonds d’impact », observe-t-elle.

Pour étriqué qu’il soit, le créneau n’en aimante pas moins – et de plus en plus fortement –« les jeunes et des moins jeunes qui ont envie de faire de la finance plus responsable », souligne Caroline Renoux. Ce que confirme tous les acteurs de l’investissement à impact, dont certains se disent inondés de candidatures… sans pouvoir donner suite. Soit parce qu’ils sont au complet ou que les profils ne sont pas assez qualifiés. « Nous avons, par exemple, des stagiaires passionnés, que nous ne sommes pas en mesure de former ‘from scratch’, et à qui nous conseillons de commencer par deux ans d’audit – ce qu’ils n’ont pas forcément envie de faire ! – avant de revenir postuler », illustre Laurence Méhaignerie.

Pour Eric Coisne, il s’agit en tout cas d’un métier « extrêmement exigeant, qui demande de l’engagement et une grande force de travail ». Tout le monde n’est heureusement pas uniquement intéressé par le carried interest. Car pour le directeur associé de Raise, l’écart de rémunération avec le capital-investissement classique peut atteindre 20 %. Une différence de traitement confirmée, mais non précisée, par Birdeo, qui avance des salaires annuels (hors primes) compris entre 50.000 et 80.000 euros bruts, selon la structure et l’expérience du candidat. « Il faut relier la notion de prétention salariale à la taille des fonds et nous sommes sur un marché jeune, nuance Laurence Méhaignerie. Nous recrutons les juniors au même niveau que le ‘private equity’. Mais il faut accepter, c’est vrai, d’avoir une perspective d’évolution de sa rémunération inférieure au marché. » Pour l’instant.

*Annual Impact Investor Survey 2019, 9e édition.


Une offre de formation encore limitée « C’est notre grand succès de l’année », assure Anne-Catherine Husson-Traoré, directrice générale de Novethic. Destiné aux professionnels de la finance, le module d’une journée « Finance à impact positif & ODD » concentre, dit-elle, 46 % des demandes de formation. Et « nous avons dispensé près de 400 heures sur l’impact au premier semestre 2019 contre 54 en 2018 ». Le catalogue de formation 2019 de la Société française des analyste financiers (SFAF) propose également une journée sur l’investissement responsable et à impact sociétal. L’Essec avait ouvert la voie dès 2016, en lançant une série de trois moocs (cours en ligne ouvert à tous) portés par la chaire entrepreneuriat social de l’école sur « L’impact investing, la finance qui change le monde », accessibles sur la plate-forme Coursera. Mais beaucoup estiment l’offre de formation continue trop limitée, et le sujet insuffisamment pris en compte dans les cursus initiaux. « Dans les écoles de management, il y a bien des cours annexes sur l’économie sociale et solidaire et l’entrepreneuriat social. Mais en finance d’entreprise, rien ne change ! », constate Laurence Méhaignerie, présidente de Citizen Capital. Qui aimerait « une hybridation des sujets traduisant l’évolution de la pensée sur le capitalisme ». Le « Manifeste étudiant pour un réveil écologique », qui compte près de 31.000 signataires, laisse à penser que le mouvement est en marche (https://pour-un-reveil-ecologique.fr/index.php).

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