Série de rentrée (3/5) : Les docteurs de l’asset management

Pour célébrer la rentrée des classes, NewsManagers vous invite à découvrir chaque jeudi des professionnels de la gestion d’actifs ayant fréquenté les bancs de l’Université particulièrement longtemps, les titulaires de doctorats, et à voir comme leur thèse sur les marchés financiers a influencé, ou pas, leur vie professionnelle.
Jean-Loup Thiébaut
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Notre troisième doctorant est Alexis Bienvenu, gérant de portefeuille à La Financière de l’Echiquier. Il a soutenu sa thèse «Un empirisme risqué : la philosophie des probabilités de Hans Reichenbach» en 2007 à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Pouvez-vous nous présenter votre thèse? Au début du XXè siècle, il y a eu un débat philosophique qui a opposé deux puis trois vues sur la nature des probabilités. Les penseurs ont questionné le statut des probabilités, dont l’usage devenait incontournable dans l’ensemble des sciences. Ils se sont ainsi demandé si les probabilités correspondaient à des données mesurables par l’expérience, si elles étaient des grandeurs objectives, ou, au contraire, si ces grandeurs reflétaient plutôt notre niveau d’ignorance. Cela revenait à questionner le statut de la connaissance scientifique, et donc si notre connaissance était objective. Deux puis trois écoles ont émergé. Il s’agit des fréquentistes, des subjectivistes, et un peu plus tard des logicistes. Ma thèse porte sur le travail de Hans Reichenbach, un physicien allemand qui a défendu une vision fréquentiste. Pour cette école de pensée, la probabilité d’événements se ramène, sur le long terme, à la fréquence d’apparition d’événements, qui est supposée tendre vers une limite, au sein d’un ensemble homogène d’événements. Pour interpréter des probabilités, il faut donc compiler une série d’événements similaires, et identifier la limite de fréquence de ces événements. Cette vision se rapproche ainsi des statistiques. Néanmoins, les statistiques portent sur des événements passés, alors que les probabilités étudient un avenir incertain. Elles ne sont donc jamais réductibles aux statistiques. Contrairement à d’autres penseurs fréquentistes, Hans Reichenbach va développer une pensée fréquentiste utilisant l’induction, c’est-à-dire qui permet de tirer des lois générales à partir d’observations de faits particuliers. Pour lui, toute interprétation probabiliste d’un événement revient à lui attribuer une limite de fréquence d’apparition, même s’il s’agit d’un événement isolé, qui n’entre dans aucun groupe d’événements similaires (tels des événements historiques, ndlr). Cependant, cette approche empirique qui se veut objective est paradoxale, puisqu’elle suppose l’existence d’une limite qui, par nature, ne sera jamais observée. J’oppose ensuite sa vision à celle de Bruno de Finetti, un subjectiviste, pour qui les probabilités sont des projections qui impliquent des paris subjectifs, des degrés de croyance en la possibilité d’occurrence des événéments. Son école de pensée utilise abondamment la révision des croyances suivant le théorème de Bayes, qui permet de calculer et de réactualiser des probabilités en fonction d’événements observés. Les subjectivistes considèrent que la connaissance scientifique relève de l’expérience et de la croyance. La science est alors, pour ces derniers, une entreprise subjective. Leur méthode a fait école au sein de la théorie de la décision, notamment avec Leonard Savage, et avec la doctrine du probabilisme radical de Richard Jeffrey. Comment Hans Reichenbach surmonte-t-il son paradoxe? Dans la pensée de Reichenbach, la démarche consistant à affecter une probabilité à un événement (ou à un énoncé) à partir de ses fréquences de réalisation (ou de vérification) est toujours un pari, pas une constatation. Ce pari (attribuer une limite de fréquence à un événément) peut être heureux ou malheureux, il peut aussi être amendé, revu à la lumière de l’expérience acquise, croisé avec d’autres paris pour être affiné. Mais il restera toujours hypothétique. C’est un trait assumé de la théorie de Reichenbach: la science est constituée essentiellement de probabilités, et la valeur de ces probabilités est elle-même toujours un pari, jamais entièrement certain. La possibilité même que la science puisse être prédictive est un pari, jamais garanti. Nos paris scientifiques fonctionnent certes assez souvent; les inductions sont couronnées de succès. Mais rien ne garantit qu’elles continuent à l’être. Il faut prendre «son parti du pari». Dès lors, il n’est pas paradoxal de recourir à des hypothèses de limites de fréquences non strictement observables pour asseoir la méthode scientifique. Seulement, il faut revoir à la baisse notre appétit de certitude. Tenir la bride à ce besoin impossible à satisfaire. C’est là que sa théorie devient un guide moral. La possibilité d’attribuer une limite de fréquence à un événement singulier semble contre-intuitif. Pourriez-vous nous éclaircir sur cette subtilité? Le cas des événements isolés n’est pas insurmontable, même s’il peut paraître alambiqué, ou insatisfaisant. La solution consiste à les rapporter à des séries d’événements ressemblants, sur lesquels la constatation d’une fréquence est possible, et l’attribution d’une limite de fréquence a du sens. Par exemple, pour attribuer une probabilité au Brexit, la méthode de Reichenbach consisterait à le rapprocher d’autres événements présentant des points communs dans le passé, dans d’autres pays. Evidemment, on y perd de la finesse d’analyse. Mais c’est un cas extrême. D’autres cas sont plus familiers. Par exemple, combien de fois une inversion de la courbe des taux a-t-elle été suivie d’une récession? Chaque inversion de courbe est un événement singulier, prenant place dans un contexte différent. Et pourtant, chacun formule ses hypothèses prédictives en s’appuyant sur des cas passés rassemblés en un seul ensemble. La méthode fréquentiste s’appuie donc en partie sur des pratiques inductives ordinaires, même en ce qui concerne les événements isolés. Pourquoi avoir voulu rédiger une thèse? J’ai toujours aimé les sciences, tout comme la philosophie. J’ai étudié au sein du département philosophie de l’ENS. Ce qui m’intéressait, c’était le statut de la connaissance et de la science, notamment après la révolution engendrée par la physique quantique. J’ai donc, avant tout travail, repris en parallèle des études de sciences physiques, afin de savoir de quoi je parlais. Ma thèse est une prolongation de mes travaux antérieur sur Albert Einstein en maîtrise, puis, en DEA, sur le physicien et médecin allemand Hermann von Helmholtz. La question de la nature des probabilités était un des débats les plus importants lors de la révolution quantique. Ce qui m’a intéressé fut d’étudier des questions philosophiques traditionnelles sur le statut de la connaissance à la lumière des nouveautés théoriques de l’époque. Pourquoi être devenu gérant d’actifs après une thèse de philosophie? Pour moi, c’est lié. Poser la question des probabilités, c’est aussi s’interroger sur celle de la décision dans l’inconnu. Et les marchés financiers sont un des principaux domaines d’application de la prise de décision et de la révision des croyances. On y dispose de nombreuses données, particulièrement sophistiquées. Je peux donc y utiliser et améliorer mes compétences en matière de gestion de l’incertitude. Mais, au départ, je ne voulais pas faire de la gestion. Je ne savais même pas que ce métier existait. Je pensais plutôt travailler dans le domaine des assurances. J’avais d’ailleurs écrit un projet de post doctorat dans lequel j’avais débuté l’élaboration d’une approche philosophique de l’assurance au travers des notions de risque et de décision. Je suis entré dans la gestion d’actifs par l’intermédiaire de Christian Walter, alors directeur de la recherche chez PMA Gestion (devenu Primonial AM puis Stamina AM, aujourd’hui intégrée à LFDE, ndlr), que j’ai rencontré lors d’un séminaire de philosophie des normes. Il cherchait quelqu’un d’atypique pour le rejoindre dans la sélection de fonds. Une personne qui sortait des schémas de pensées habituels, qui possédait un raisonnement philosophique, capable d’étudier la psychologie, et qui était à l’aise en mathématiques. Il n’y avait pas beaucoup de concurrence. Quel(s) avantage(s) pensez-vous posséder par rapport à un gérant ayant suivi des études plus classiques (gestion, mathématiques…)? Un de mes atouts est d’avoir travaillé la question de l’attitude humaine face à l’inconnu. J’ai d’ailleurs continué à creuser ce sujet avec l’étude de la finance comportementale, c’est-à-dire l’observation des réactions psychologiques des individus face à l’incertain dans le domaine financier. J’en ai déjà retiré plusieurs leçons, comme celle d’éviter de se faire emporter par le mimétisme avec les autres gérants, de chercher des informations qui pourraient infirmer mes hypothèses, et surtout essayer d’éviter de m’attribuer les bonnes décisions et de rejeter les mauvaises sur la malchance. Ce dernier point est fréquemment rencontré chez les gérants que nous rencontrons. Mais nous sommes tous des humains, avec nos capacités limitées, et sous pression. Vous intégrez la gestion d’actifs juste avant la crise de 2007. Qu’est-ce que vous avez perçu à ce moment? Ce que l’on observe, c’est que personne ne voit arriver les crises. A quelques très rares exceptions, aucun économiste ni aucun gérant, quelle que soit son expérience, n’a vu la catastrophe arriver. Et ce sera certainement encore le cas la prochaine fois. On a toujours l’impression que les choses vont se dérouler dans une certaine continuité. Mais non, les ruptures sont inévitables, et inaccessibles à l’esprit humain. On ne peut donc jamais vraiment s’imaginer que la crise arrive. Et quand on est dedans, on ne sait jamais quand on va sortir. Dès lors, il faut savoir rester humble. Malgré tous nos outils et notre indépendance de pensée, il est souvent difficile de s’extraire des mouvements de foules et de l’attente de continuité avec le passé. Ceux qui prétendent le contraire sont dans l’illusion. Même s’ils ont réussi une fois, héroïquement, à s’abstraire de la foule et de la continuité, il y a fort à parier qu’ils y succomberont une prochaine fois.

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