La zone euro joue avec le feu dans le dossier chypriote

L’annonce d’une rupture de la promesse de garantie des dépôts inférieurs à 100.000 euros, que l’Europe tentait hier d’effacer, laissera des traces
Alexandre Garabedian

Lorsqu’ils étudieront la gestion de la crise en zone euro, les historiens placeront peut-être la date du 16 mars 2013 au rang des erreurs majeures de politique, aux côtés de la déclaration de Nicolas Sarkozy et d’Angela Merkel à Deauville à l’automne 2010. L’Eurogroupe, en décidant dans la nuit de vendredi à samedi d’imposer une taxe sur les dépôts bancaires à Chypre, y compris sur ceux de moins de 100.000 euros, couverts par la garantie des dépôts, a provoqué un choc. A tel point que le vote du parlement chypriote sur le plan a été reporté d’hier à aujourd’hui pour en renégocier les termes et que l’Eurogroupe a donné l’impression de se livrer hier soir, à l’issue de sa conférence téléphonique, à un exercice de rétropédalage. Il a ainsi réaffirmé l’importance de garantir totalement les dépôts de moins de 100.000 euros.

Le tabou de la protection des petits déposants a néanmoins été brisé. Sur le fond, il était difficile d’aller chercher l’argent ailleurs. Le sauvetage de Chypre, évalué à environ 17 milliards d’euros, est d’abord celui des banques, qui pèsent 730% du PIB. Restructurer la dette d’Etat, détenue à 55% par les résidents, n’aurait fait que creuser les pertes des banques locales. Les créanciers bancaires subordonnés, mis à contribution, n’apportent que 1,2 milliard. Les créanciers obligataires seniors, épargnés par le plan, pèsent à peine plus, et il s’agit d’obligations de Cyprus Popular Bank garanties par l’Etat (1,4 milliard). Les passifs des banques chypriotes sont surtout constitués de dépôts, à hauteur de 68 milliards, dont 37% aux mains des non-résidents: d’où le rendement de la taxe, attendu à 5,8 milliards d’euros. Une somme qui représente 33% du PIB et permettra à Chypre d’éviter que sa dette ne gonfle dans les mêmes proportions.

Ces caractéristiques particulières du secteur bancaire chypriote incitaient hier les économistes à écarter le risque d’une panique en zone euro à court terme. La tension des marchés obligataires est d’ailleurs restée modérée. Et à la veille d’un vote au Parlement chypriote, l’Eurogroupe a suggéré hier soir davantage de progressivité dans la taxation des dépôts par rapport à l’arrangement du 16 mars tout en maintenant le montant espéré.

Malgré cette souplesse tardive, le ver est dans le fruit. «Tout déposant dans toute banque domiciliée dans un pays qui dépend des largesses de l’Union européenne doit désormais réfléchir avec soin à des endroits alternatifs pour stocker son argent, quelle que soit la taille de ses avoirs, estimait lundi matin Jim Reid, stratégiste de Deutsche Bank. Une telle décision pourrait facilement amplifier une future crise en Europe, car le spectre de pertes sur les dépôts sera à présent sur la table, peu importe ce que disent par avance les politiciens ou ce que prévoient les schémas d’assurance».

La réouverture des banques chypriotes, au plus tôt jeudi, donnera le ton, même si les statistiques sur les dépôts de mars ne seront pas disponibles avant fin avril. Les balances Target 2, indicateur retardé de la liquidité, ou les adjudications obligataires dans les pays périphériques de la zone euro, seront aussi regardées de près.

L’arbitraire qui consiste à préserver certains créanciers seniors – les porteurs obligataires – et pas d’autres met aussi au grand jour les failles du dispositif européen. La Commission a proposé en juillet 2010 un système harmonisé de garantie des dépôts, mais le texte s’est perdu dans les méandres du processus de codécision européen. Il doit désormais être intégré au projet d’union bancaire. Bruxelles s’abritait hier derrière des arguments juridiques pour sauver les apparences: la garantie ne vaut qu’en cas de faillite bancaire. «C’est une taxe sur les dépôts, pas un ‘bail-in’, écrivent les analystes de Morgan Stanley. Dans la mesure où les dépôts garantis ne sont pas techniquement soumis à un ‘bail in’, ils n’auront pas de réclamation à faire valoir sur le Fonds de garantie des dépôts de Chypre, qui est de toute façon largement sous-capitalisé». L’interprétation juridique sera sans doute contestée; les petits épargnants espagnols, italiens ou portugais, eux, retiendront que leurs actifs ne sont plus à 100% sûrs.

Enfin, la parole des dirigeants européens, qui avaient déjà évoqué l’exception lors de la restructuration de la dette grecque (PSI), est largement décrédibilisée. Chypre était aussi qualifiée hier à l’Elysée de cas «hyper-exceptionnel». «Toute crise justifie une intervention unique, donc lorsque les dirigeants politiques parlent d’une taxe sur les dépôts ou d’un PSI comme exception, cela s’entend en l’absence d’autres crises à venir», persifle Steven Englander, stratégiste chez Citigroup.

Le camp des eurosceptiques, à commencer par l’Italie où un nouveau gouvernement doit être formé, sort renforcé de la décision de ce week-end. En jouant un coup de poker pour économiser dans l’immédiat 5,8 milliards d’euros, la zone euro a pris le risque de payer à terme un prix politique et financier bien plus lourd.

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