Un dépôt à la banque centrale pour tous : pour quoi faire ?

L’analyse de... Vivien Levy-Garboua, professeur associé à Sciences Po
Vivien Levy-Garboua, professeur associé à Sciences Po

Vivien Levy-Garboua, professeur associé à Sciences Po

Les banques centrales s’affairent sur le projet de « monnaie numérique banque centrale ». Des groupes de travail sont constitués, des travaux académiques sollicités, des expérimentations favorisées, et des premières réalisations annoncées. Je ne parle pas ici du projet de créer un substitut digital aux billets, qui préserve l’anonymat et permette d’échanger sans intermédiaire (le cash digital), mais de celui, fort différent, d’autoriser l’ouverture d’un compte de dépôt à la banque centrale, accessible à tous, un « dépôt digital banque centrale », en tous points semblable à celui que vous détenez chez votre banquier. C’est techniquement possible, mais pour quoi faire ?

Après tout, c’est un énorme retour en arrière, une régression. Le sens même de la banque centrale qui s’est construite depuis le 19e siècle a été de spécialiser une « banque des banques », une banque de premier rang, qui se concentre sur le rôle de prêteur en dernier recours et qui est le garant de la stabilité financière d’abord, qui joue le rôle de grand maître de la politique monétaire ensuite. Cette position exige a priori d’être « au-dessus de la mêlée », indépendant des contingences politiques ou de la recherche du profit. La situation envisagée ne met-elle pas la banque centrale dans un conflit d’intérêts en la posant en concurrente des banques et du secteur privé ?

En réponse à ces objections, les promoteurs du concept imaginent des moyens de préserver l’indépendance de la banque. Par exemple, ces dépôts seraient gérés par le système bancaire traditionnel pour le compte de la banque centrale, en contrepartie d’une commission. Si l’on autorise de tels dépôts avec un plafond de 3.000 euros, à l’échelle de la zone euro, c’est près de 1.000 milliards qui sont en jeu. Pour la France, il y a plus de 50 millions de personnes « bancarisées », donc si l’encours moyen est de 1.500 euros, on parle de 75 milliards, soit 7,5 % des dépôts à vue et 5 % de M1.

Mais la question initiale subsiste : pour quoi faire ? Je vois quatre motivations possibles : premièrement, c’est le moyen de servir des intérêts négatifs, de donner aux banques centrales un instrument qui leur manque en ces périodes de taux bas durables et de pratiquer une politique d’helicopter money en permettant à la banque centrale de distribuer directement de l’argent aux particuliers. Cette idée est sans doute dans la tête de certains économistes, mais je doute que ce soit un argument de banquiers centraux. La question des taux d’intérêt négatifs est controversée et il n’est nul besoin de dépôts en banque centrale pour pratiquer de l’helicopter money.

Ensuite, c’est un pas vers une politique de monnaie sans risque (narrow money) à laquelle certains aspirent pour combattre les crises systémiques. Une plus grande proportion des dépôts sera « sans risque », et le déposant-contribuable sera mieux protégé en cas de crise systémique, comme celle de 2008-2009. Là encore, cet argument ne paraît pas recevable : (a) en cas de turbulences ou d’inquiétude sur une banque, je transfère d’un clic tous mes dépôts à la banque centrale, et je déstabilise, par effet domino, le système bancaire ; (b) certes, dira-t-on, mais les montants que l’on peut détenir ainsi sont limités ! Mais (c) s’ils le sont, le narrow banking n’est que très partiel. Ce sont beaucoup de risques pris pour rien.

Troisièmement, c’est une opération de sauvegarde du « seigneuriage », qui fond avec des taux d’intérêt bas et une réduction de l’usage des billets, et qui est à la fois une garantie de l’indépendance de la banque centrale et une manne bienvenue pour les Etats. Ce n’est pas glorieux mais c’est une considération qui peut compter.

Enfin, c’est une arme utile pour préserver le rôle prédominant de la monnaie régalienne face aux cryptomonnaies et monnaies digitales privées qui se développent. C’est ce qui est implicite dans le « scénario « 3 » de la Banque centrale européenne, décrit ainsi : « Une forme de monnaie autre que la monnaie banque centrale, les dépôts bancaires ou la monnaie électronique devient une alternative crédible comme moyen de paiement et, potentiellement, comme réserve de valeur dans la zone euro ». Dans la pratique, il y a deux cas de figure : soit on est dans la configuration du projet de Facebook (libra-diem) d’une « monnaie stable » (stablecoin), et il suffit de le réguler, comme un fonds s’il ne fait pas de crédit, comme une banque s’il fait du crédit ; soit on se trouve face à une cryptomonnaie décentralisée, sans institution qui la porte (simplement un ensemble de règles et une régulation de type blockchain, par exemple bitcoin). Dans un mode décentralisé, on ne sait pas, à ce stade, si cela peut fonctionner et avec quelles implications. Une veille active est bienvenue et prudente. Mais si cela devait être un problème, ce le serait dans dix à quinze ans.

Au total, c’est une mauvaise idée sur le plan économique mais pleine de charme sur le plan politique : elle ouvre la boîte de Pandore des manipulations du plafond, de la rémunération, des usages possibles, bref du populisme monétaire.

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