Les STOs démocratisent les levées via la blockchain

Si les ICOs se limitaient aux sociétés blockchain, les « security token offering » pourraient bouleverser les marchés financiers.
Florent Le Quintrec
Carthagea,  opérateur français d’Ehpad en Tunisie,  a lancé la première  STO en France.
Carthagea, opérateur français d’Ehpad en Tunisie, a lancé la première STO en France.  -  Carthagea

Après l’euphorie suscitée par les ICOs (Initial coin offering) à partir de 2016, place à la raison. Ces levées de fonds sur la blockchain via l’émission de jetons numériques ou « tokens », qui avaient culminé à près de 20 milliards de dollars dans le monde l’an dernier, ont vu leur volume se réduire considérablement au premier trimestre 2019, confirmant la tendance baissière du second semestre 2018. De janvier à mars, les montants levés par les ICOs ont atteint péniblement 970 millions de dollars, selon Inwara. Alors que les premiers promoteurs de cette méthode de financement innovante lui prédisaient un avenir radieux, il semble que le marché ait pris conscience d’un emballement irrationnel. « La chute des ICOs s’explique par plusieurs facteurs, analyse Laurent Leloup, fondateur de Chaineum. La chute des crypto-monnaies a entraîné un retrait des investisseurs dans les ICOs ; le nombre élevé de ‘scams’ (arnaques) a affecté la confiance du marché ; et beaucoup de promesses d’entreprises n’ont pas été tenues. »

Avec un track record aussi peu reluisant, bon nombre d’ICOs récentes n’ont pas pu aller à leur terme, faute de demande. La défiance des autorités financières vis-à-vis de ces levées de fonds « disruptives » n’a pas non plus encouragé les investisseurs professionnels à se pencher en masse sur ces opportunités d’investissement. Le gouvernement français avait identifié ce problème et, désireux de donner à la place de Paris un avantage concurrentiel, s’était empressé de définir le cadre légal des ICOs pour rassurer et donc attirer les investisseurs, à travers deux articles de la loi Pacte. Le texte a été définitivement adopté la semaine dernière. « L’essoufflement des ICOs marque un retour du marché à la raison, beaucoup d’entre elles n’ayant pas concrétisé leurs promesses ou trouvé leur marché. Il faudra attendre que d’autres opérations soient couronnées de succès avant que le marché ne reparte », estiment les avocats spécialisés dans la blockchain Daniel Arroche et Stéphane Daniel. « Le marché des ICOs s’assainit et se rationalise. La loi Pacte va dans le bon sens en permettant, avec l’obtention du visa de l’AMF, l’ouverture de compte bancaire aux start-up levant des fonds par ce biais. Et les normes comptables parues en décembre concernant les jetons sont bienvenues pour permettre de nouvelles opérations », fait valoir Marc Durand, PDG de Kapalt.

Raréfaction

D’aucuns estiment pourtant que le modèle même des ICOs limite automatiquement leur succès. Les tokens vendus aux souscripteurs sont dans leur immense majorité des « utility tokens » ou jetons d’usage : ils donnent un accès privilégié à la technologie ou au service développé par l’émetteur, une fois le projet opérationnel. L’absence de sous-jacents tangibles serait donc un frein structurel au développement de ce mode de financement.

En conséquence, les projets d’ICOs se raréfient et les potentiels candidats évitent désormais d’employer cet acronyme. « On voit que le terme TGE, pour ‘token generation event’, est plus couramment utilisé, au lieu d’ICOs, pour ne pas effrayer les investisseurs. On observe également l’émergence du concept de ‘reverse ICO’ : des offres portées par des sociétés existantes qui fournissent des produits ou des services déjà reconnus auquel le jeton donne accès, contrairement aux ICOs classiques qui se résumaient à des paris sur l’avenir », expose Edouard de Rancher, associé chez Baker McKenzie.

C’est justement cet aspect concret qui devrait favoriser le développement des STOs (security token offering). A la différence des jetons d’ICOs, les security tokens sont des actifs financiers, qu’il s’agisse d’actions, de titres créances, de droit sur des brevets, des œuvres d’art ou des immeubles. En conséquence, ils sont soumis à la réglementation financière existante. « La finance traditionnelle va mieux comprendre les STOs et leurs sous-jacents, avance un gérant spécialiste des crypto-actifs. Avec les STOs, on peut ‘tokeniser’ la plupart des actifs financiers, donc beaucoup de PME qui ne sont pas légitimes pour réaliser une ICO pourront faire une STO. » Ce qui élargit considérablement le vivier d’émetteurs potentiels, les ICOs étant plutôt réservées aux projets liés à la blockchain. La toute première STO référencée dans le monde a été opérée par le groupe financier Elevated Returns, qui a levé 18 millions de dollars en octobre 2018, en émettant des parts d’equity du complexe hôtelier St Regis Resort à Aspen.

Première en France

Là encore, la France se positionne. L’ordonnance dite « blockchain » du 8 décembre 2017 et son décret d’application de décembre dernier pourraient bien faciliter l’essor des security tokens. « En autorisant le recours à la blockchain pour l’inscription et le transfert de propriété de titres financiers non cotés, la France est devenue le premier pays européen à reconnaître à cette technologie des effets juridiques en matière de droit des titres », détaille Daniel Arroche.

Et une première STO a été lancée en France par Carthagea, opérateur français d’Ehpad en Tunisie. « L’entreprise de moins de trois ans ne pouvait pas prétendre à une IPO, et les ICOs ne proposaient que des jetons d’usage, relate son fondateur Alexandre Canabal. La loi Pacte permettant de lier des actions à des jetons, nous avons décidé de réaliser une STO pour un montant visé de 100 millions d’euros. » Le chef d’entreprise affiche un optimisme sans limite à l’égard de ce mode de financement. « Les STOs vont, à terme, remplacer les IPOs pour les PME-ETI car il est beaucoup plus compliqué et beaucoup plus coûteux d’entrer en Bourse. »

A condition de ne pas être soumises à toutes les contraintes réglementaires qui incombent aux groupes cotés. Lever des fonds en Bourse demande de se conformer à de nombreuses obligations, notamment celle de la directive Prospectus, récemment mise à jour. « Carthagea va lever des fonds auprès d’investisseurs qualifiés pour des montants unitaires de plus de 100.000 euros, ce qui l’exempte d’un prospectus classique. Elle ne devra rédiger qu’un memorandum d’information confidentiel », indique Laurent Leloup, qui conseille l’opération. De même, les offres au public de moins de 8 millions d’euros pourront s’affranchir de Prospectus. D’où le choix du nom de « ST8 » pour cette nouvelle offre développée par Psion Finance, Havas Blockchain et Tokeny pour accompagner les levées de fonds de PME par l’entremise de STOs. Un marché d’avenir mais qui devra faire ses preuves pour son co-fondateur. « Les STOs qui réussiront dans un premier temps devront s’appuyer sur des actifs tangibles et identifiables : des matières premières ou de l’immobilier comme la STO réussie à Aspen. Il y a aussi d’autres exemples avec la tokenisation de parts de fonds de ‘private equity’ pour augmenter la liquidité de la classe d’actifs », note Paul Bougnoux. Avant sans doute de venir concurrencer en masse les marchés cotés en equity comme en dette. De là à imaginer tout le CAC 40 sur la blockchain ? « Je ne vois pas les grands groupes passer aux tokens dans l’immédiat car il faut d’abord convaincre les investisseurs, répond le gérant. Cela n’arrivera sans doute pas avant une dizaine d’années, bien que ce mécanisme soit formidable pour simplifier et sécuriser les actifs. »

Liquidité

D’autant qu’il faudrait que les tokens puissent être admis aux négociations, ce qui n’est pas encore le cas. C’est là toute la problématique actuelle des STOs : l’absence de marché secondaire. « La liquidité des ‘security tokens’ via des plates-formes d’échange traditionnelles doit encore être explorée, avec la difficulté que l’on connaît en raison de la directive MIF, qui impose que leur négociation s’opère via des plates-formes de négociation réglementées, rapporte Stéphane Daniel. L’échange de gré à gré est en revanche possible et le développement de plates-formes d’échange décentralisées pourraient constituer une piste d’avenir. » Il se murmure qu’Euronext réfléchit à développer une Bourse pour actifs numériques, avec le consortium Liquidshare ou en interne, même si l’opérateur ne le confirme pas (lire l’entretien). « Euronext va devoir proposer du ‘trading’ de tokens sinon d’autres le feront à sa place », tranche un observateur. Surtout dans l’hypothèse où les STOs de grands groupes cotés se multiplieraient. « Même si le marché n’est pas encore mûr, c’est une question de survie pour Euronext. D’autant que les institutionnels et les ‘family offices’ auront du mal à investir via des plates-formes méconnues des marchés comme Binance à Malte. Ils auront besoin d’une marque », prévient le gérant.

En l’absence de plate-forme reconnue dans l’Union européenne, les STOs devront trouver à se négocier ailleurs. « Dans l’idéal, nous souhaiterions nous lister sur une plate-forme française. Mais il y a des plates-formes existantes à l’étranger comme en Suisse, donc nous regardons les possibilités », explique le patron de Carthagea. Swiss Exchange SIX a en effet annoncé en février le lancement d’une bourse Blockchain au second semestre. Le temps est compté pour la place de Paris.

ouverture-expertise.jpg

Un évènement L’AGEFI

Plus d'articles du même thème

Contenu de nos partenaires

A lire sur ...