
La French Tech change de dimension

Après les Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon), y aura-t-il des entreprises françaises au sein de la prochaine génération des géants technologiques ? Il n’est plus interdit d’y croire. Inconcevable il y a encore quelques années, le financement de la French Tech n’est plus un sujet et 2021 marque un véritable changement de dimension de l’écosystème français de l’innovation.
Depuis janvier, les records de levées de fonds ne cessent d’être battus semaine après semaine. Tout récemment, c’est Contentsquare, spécialisé dans le marketing digital, qui a établi la nouvelle marque de référence avec un tour de table de 500 millions de dollars (408 millions d’euros). Les jours précédents, Back Market, leader des produits reconditionnés, annonçait une levée de 276 millions d’euros, tandis qu’Alan et Shift Technology, dans le domaine de l’assurance, accumulaient respectivement 185 et 182 millions d’euros de capitaux supplémentaires, et que Vestiaire Collective, dans la vente en ligne, collectait 176 millions. Des tours de table d’envergure avaient eu lieu ces dernières années (Blablacar, Voodoo, Doctolib, Manomano…) mais jamais à un rythme aussi effréné ! En date du 6 juin, plus de 3,6 milliards d’euros ont été levés par la French Tech en 2021, selon le décompte d’eCap Partners. « Nous étions à 2,7 milliards de levées au 30 juin 2020. Si nous atteignons 3,7 ou 4 milliards ce semestre, on peut s’attendre à environ 8 milliards sur 2021, contre 5,4 milliards l’an dernier », anticipe Franck Sebag, associé chez EY.
La France compte désormais 14 licornes, ces jeunes entreprises valorisées plus d’un milliard de dollars, même si l’appartenance de certaines d’entre elles à cette catégorie, comme Veepee, créée en 2001, est parfois contestée. Et l’objectif fixé par Emmanuel Macron à son arrivée à l’Elysée de porter ce nombre à 25 en 2025 ne semble plus hors d’atteinte, comme l’a confirmé le ministre de l’Economie Bruno Le Maire lors du premier bilan d’étape de l’initiative Tibi le 7 juin dernier. Bpifrance se convainc même qu’il sera franchi bien avant.
Effet Covid
Plusieurs facteurs expliquent cette soudaine envolée de la French Tech. Conjoncturels d’abord. « Le ‘dry powder’ des fonds est à un niveau record, la crise du Covid a accéléré la performance des entreprises de la French Tech, et la digitalisation accélérée des économies fait du secteur technologique une classe privilégiée d’allocation des capitaux », résume Julien Rebibo, associé chez Freshfields Bruckhaus Deringer.
Les causes structurelles remontent à plusieurs années. « L’élément fondateur a été le mouvement des Pigeons en 2013, qui a permis de contrer des mesures gouvernementales délétères. Il y a alors eu une vraie volte-face politique et le début d’un environnement pro-entrepreneurs, avec notamment la création de Bpifrance », retrace Arthur Porré, fondateur d’Avolta Partners. Ce changement d’approche s’est accompagné de la stabilisation du cadre fiscal, attendue de longue date, et de différentes mesures d’accompagnement de l’innovation et de l’entrepreneuriat. « La France est devenue une place majeure pour entreprendre, explique Guillaume Vitrich, associé chez White & Case. Les marchés reconnaissent aujourd’hui les qualités des ‘scale-up’ (sociétés en hypercroissance) françaises. »
Le développement d’un écosystème favorable à la French Tech a été renforcé l’an dernier par la mise en œuvre des recommandations du rapport de Philippe Tibi. Cette initiative a permis d’obtenir de la part d’investisseurs institutionnels français l’engagement de mobiliser 6 milliards d’euros en faveur du financement des entreprises technologiques, l’objectif étant que cette manne permette d’attirer, grâce à un effet de levier, 20 milliards dans les fonds de capital-risque (VC) et de capital-croissance (growth), ainsi que dans des fonds d’actions cotés dédiés au secteur d’ici à fin 2022. A l’occasion du premier bilan de ce dispositif faisant état de 18 milliards déjà collectés, Bruno Le Maire a relevé cet objectif à 30 milliards. Deux canaux permettront d’atteindre ce montant, explique Philippe Tibi, « le canal domestique de l’épargne salariale et de l’épargne retraite, et le canal international avec des investisseurs de long terme en empathie avec les investisseurs institutionnels français. Il s’agit de fonds souverains, de fonds de pension, de compagnies d’assurances étrangères et de ‘family offices’. »
Si l’investissement des institutionnels étrangers dans les fonds français progresse petit à petit, les prises de participations directes des grands investisseurs internationaux dans les pépites françaises déferlent depuis plusieurs mois. Softbank Vision Fund II a mené le méga-tour de table de Contentsquare, General Atlantic et Generation IM celui de Back Market, Advent a stimulé la valorisation de Shift Technology, et Coatue Management et Tiger Global ont pris place au capital d’Alan et de Vestiaire Collective respectivement. « Le profil des investisseurs qui participent à ces levées de fonds en non-coté est de plus en plus varié, observe Edouard Panié, managing director chez Goldman Sachs. Il y a des fonds issus du ‘VC / growth’, des fonds de ‘private equity’ et également des gestionnaires d’actifs positionnés notamment sur les actions cotées, comme Temasek (Alan) ou BlackRock (ContentSquare) qui prennent des participations dans les sociétés de ‘tech’ les plus mûres dans la perspective d’introductions en Bourse futures. » La French Tech dispose en effet de nombreux atouts pour attirer les capitaux étrangers. « Les valorisations en Europe et en France sont moins élevées que dans la Silicon Valley, mais les sociétés affichent de telles croissances qu’elles deviennent des cibles prometteuses pour les investisseurs », décrypte Guillaume Vitrich. « Ce sont des sociétés avec un ‘business model’ validé rentable ou proche de la rentabilité. Leurs valorisations comme le montant des tickets d’investissement en font des candidats attractifs pour les grands fonds du non-coté qui regardent de plus en plus le marché du ‘growth equity’ en France », confirme Julien Rebibo.
Les plus pessimistes craignent toutefois la formation d’une bulle autour de la French Tech, certaines levées apparaissant démesurées pour quelques start-up. « Il y a bulle si l’on considère que les actifs ne seront pas en mesure de produire un retour sur investissement suffisant, mais compte tenu de l’explosion des usages du digital, il y a fort à parier que cette période va permettre de faire émerger de nouveaux géants », veut croire Franck Sebag. « Les sommes levées sont précisément calibrées en fonction des besoins de développement identifiés par les entreprises et diligentées par les investisseurs », abonde Edouard Panié.
Ce nouveau paradigme pour la French Tech permet d’espérer l’émergence de nouveaux champions aux cours des prochaines années. Si les montants des levées de fonds ont fortement augmenté du fait de quelques scale-up, le nombre d’opérations de financement est à peu près stable et les tours de table en amorçage et série A ou B ne faiblissent pas. « Il y a quelques années, il n’y avait pas d’argent disponible au-delà de la série B en France. Les entrepreneurs cédaient leurs entreprises 10 ou 15 millions et s’en satisfaisaient. Mais le financement est là aujourd’hui et l’état d’esprit a changé. Les entrepreneurs créent des sociétés pour en faire des licornes », souligne Arthur Porré.
Le défi de la Bourse
Reste toutefois un pan de l’écosystème à améliorer d’urgence en France, sous peine de voir ces pépites aller voir ailleurs : les sorties via la Bourse. Si le Nasdaq ne peut a priori attirer que des entreprises solidement ancrées sur le marché américain, la Bourse de Paris semble à la traîne par rapport à ses voisines européennes. Le développement de fonds actions labellisés Tibi, 13 actuellement, pourrait changer la donne mais le chemin semble encore long tant les introductions en Bourse (IPO) de la French Tech sont inexistantes à ce jour. Les projets d’IPO de Believe ou d’OVH pourraient avoir un effet accélérateur s’ils se passent bien, mais les annulations récentes des cotations d’ekWatteur et d’Oscaro, du fait de leur profil propre, n’envoient pas un bon signal pour l’instant. Les candidats naturels ne manquent pourtant pas au sein du Next40.
Si les valorisations ne sont pas au rendez-vous, certaines start-up pourraient se laisser tenter par une IPO, en Europe ou aux Etats-Unis, via un Spac (special purpose acquisition company), ces coquilles vides cotées destinées à réaliser des acquisitions. La menace ou l’opportunité, c’est selon, sont bien réelles puisque quelque 420 Spac dans le monde sont à la recherche de cibles, dont un bon nombre s’intéresse à la tech européenne. « Nous envisageons aujourd’hui des ‘triple tracks’ dans les projets de sortie, en incluant les Spac, indique Benoist Grossmann, managing partner d’Eurazeo. Ils vont sans doute faire grimper les valorisations. Les douze prochains mois seront intéressants à cet égard. »


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