Retraites : le tabou français de la capitalisation

Créer un fonds de pension collectif et obligatoire pour compléter le régime par répartition : c’est techniquement possible, comme l’illustre l’Erafp, mais politiquement invendable.
Alexandre Garabedian
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«Si nous ne réformons pas notre système, nous le condamnons à la faillite… et à la retraite par capitalisation.» Dans un raccourci saisissant, Benjamin Haddad, député Renaissance de Paris, a résumé le 16 janvier sur LCP un tabou bien français: le fonds de pension, où les cotisations d’un individu sont placées pour lui servir une rente à sa retraite. L’élu partage le positionnement de bien de ses collègues, du moins celui qu’ils affichent publiquement. De l’extrême-gauche à l’extrême-droite, la condamnation de la capitalisation est univoque, à de rares exceptions. Comme celle de David Lisnard, le maire LR de Cannes, qui a pris position pour la création d’un étage de retraite par capitalisation collective obligatoire, «tout en conservant un premier étage par répartition qui garantisse un socle minimum de pension autour de 1.200 euros mensuels», selon une tribune publiée dans Le Figaro. La forte mobilisation du 19 janvier contre la réforme des retraites, avec son cortège de pancartes contre «le capital» ou «les riches», confirme l’impopularité de ce système. Même les grandes entreprises, épargnées à ce stade par le projet que la Première ministre Elisabeth Borne a présenté, font profil bas. Elles ne souhaitent surtout pas agiter le chiffon rouge des fonds de pension à la française. «Nous ne poussons pas ce dossier. Menons déjà à bien la réforme du régime par répartition en repoussant de deux ans l’âge légal de départ et en allongeant la durée de cotisation à 43 ans», glisse un représentant du patronat. En excluant d’emblée cette solution pour l’ensemble des actifs, comme elle l’a fait à chaque projet de réforme depuis trente ans, la France se prive pourtant d’un deuxième étage de financement des retraites assez répandu chez ses voisins. Elle se contente pour l’essentiel d’un premier étage, la retraite par répartition de base et complémentaire, agrémenté d’un troisième étage, la retraite par capitalisation à la carte. Paris estime avoir fait le nécessaire en promouvant ce troisième pilier dans le cadre de la loi Pacte. Celle-ci a créé le plan d’épargne retraite (PER), qui peut être souscrit soit individuellement, soit collectivement au niveau de l’entreprise dans laquelle un accord a été négocié. Le produit succède aux plans d’épargne retraite populaire (Perp), contrats Madelin, plans d’épargne pour la retraite collectifs (Perco) et contrats «article 83», et vaut surtout pour les épargnants aisés qui peuvent profiter pleinement de son avantage fiscal. Selon les dernières statistiques disponibles de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), l’encours de l’ensemble de ces produits d’épargne retraite supplémentaire s’élevait à 250 milliards d’euros fin 2020. Une grosse goutte d’eau dans l’ensemble des régimes de retraite, puisque ces dispositifs représentent 5% des cotisations et 2% des prestations versées environ. Fonds de pension pour les fonctionnaires Et pourtant, la retraite par capitalisation collective et obligatoire existe bel et bien en France. Elle profite d’abord… aux fonctionnaires. Bien connu des gestionnaires d’actifs, le régime de retraite additionnelle de la fonction publique (Rafp) a été créé lors de la réforme de 2003 et fonctionne depuis 2005. Il couvre 4,5 millions de bénéficiaires. Ses cotisations de 10%, acquittées pour moitié par l’agent et par l’employeur, sont assises sur les rémunérations accessoires (primes, indemnités…) qui ne sont pas prises en compte dans la retraite de base des fonctionnaires. L’établissement public qui le gère, l’Erafp, n’hésite pas à se présenter sur son site internet comme un «fonds de pension durable». Il affichait fin novembre 38,9 milliards d’euros d’encours, contre 42 milliards fin 2021, et un taux de rendement interne annualisé de 5,6% fin 2021 qui a dû décroître depuis avec la correction de 2022. Signe particulier, sa gouvernance paritaire, avec seize administrateurs sur trente-cinq issus des rangs syndicaux. Toutes les organisations y sont représentées, ce qui vaut à la CGT de siéger au conseil d’un fonds depension ! Une institution publique dispose par ailleurs de son propre régime par capitalisation collective obligatoire. Et pas n’importe laquelle: la Banque de France, gardienne de la monnaie et garante de la stabilité financière. Sa Caisse de réserve des employés de la Banque de France (CRE), dépourvue de personnalité juridique propre, affiche des excédents. Elle comptait fin 2021 plus de 15 milliards d’euros de ressources pour 14,3 milliards d’euros d’engagements de retraite à verser à ses actifs et à ses pensionnés. L’Etat ne s’est d’ailleurs pas privé de pomper 690 millions d’euros dans ses réserves en 2021. Ce régime spécial qui, à la différence de ceux des grandes entreprises publiques, n’a pas besoin de subventions de l’Etat pour être équilibré, a vocation à disparaître dans le cadre de la réforme Borne. Un sujet sur lequel la Banque de France ne souhaite pass’exprimer. Dernier régime dont une partie est gérée comme un fonds de pension, si l’on excepte celui du Sénat: la Caisse d’assurance vieillesse des pharmaciens (CAVP). Tous les professionnels inscrits à l’Ordre national des pharmaciens y sont obligatoirement affiliés. Le régime complémentaire par capitalisation affiche 6 milliards d’euros de réserves fin 2021. Alors que la démographie est déjà défavorable à un système par répartition, avec 29.000cotisants pour plus de 32.000 allocataires, la mise en place d’une part de capitalisation collective dès les années 1960 a permis à la CAVP de sauver les pensions des pharmaciens, estime Nicolas Marques, ancien d’Amundi et directeur général de l’Institut économique Molinari. Coût C’est le premier argument des partisans du changement. Plus le vieillissement complique l’équilibre du régime par répartition, plus une dose de capitalisation collective obligatoire est nécessaire. Sauf à accroître continuellement les cotisations retraite, donc amputer le pouvoir d’achat et renchérir le coût du travail, ou à diminuer le taux de remplacement, le rapport entre la retraite et le dernier salaire. Mais quid du risque de marché pour les pensionnés ? Sur longue période, par définition l’horizon de temps d’un régime de retraite, le rendement réel de la capitalisation est bien supérieur. «Le coût d’avoir eu, depuis 40 ans, seulement de la retraite par répartition en France est considérable», notait Patrick Artus en janvier 2020: un euro de 2019 investi en 1982 correspondait 37 ans plus tard à 1,93 euro de richesse dans le système actuel, calculait l’économiste de Natixis, contre «21,90 euros en capitalisation, en supposant un investissement moitié en obligations, moitié en actions». Quid toutefois du risque de mauvaise gestion, voire de fraude ? Deux scandales ont marqué les esprits au tournant du millénaire: la faillite d’Enron aux Etats-Unis, et, en France, la chute du Cref, un produit de retraite supplémentaire facultatif de l’Education nationale, qui avait découvert un trou de 1,5 milliard dans son bilan. Deux régimes bien éloignés, dans leur conception et leur gouvernance, d’un fonds comme l’Erafp. «Certains fonds de pension sont mal gérés», déclarait Philippe Desfossés, ancien directeur de l’Erafp, en avril 2022, lors de la conférence annuelle de la CAVP. Mais, précisait-il, «si celui qui le dirige respecte son devoir fiduciaire, un régime de retraite par capitalisation collective va automatiquement intégrer la contrainte de soutenabilité», en calculant ses engagements avec un taux d’actualisation qui reflète le rendement attendu de ses investissements. C’est ainsi que l’Erafp, qui a revalorisé de 5,7% la valeur du point pour 2023, pilote son régime. Ajouter une couche Malgré les exemples de la CAVP et de l’Erafp, les détracteurs de la capitalisation estiment qu’elle reviendrait à faire payer les cotisants deux fois: une première fois pour assurer la retraite par répartition des inactifs, une seconde pour doter le fonds de pension. L’Institut Sapiens s’inscrit en faux contre cet argument, valable en cas de substitution complète d’un système à l’autre, ce qui n’est pas l’objectif. «Il ne s’agit pas de remplacer 100% du régime par répartition, mais d’ajouter une couche de capitalisation, plaide Erwann Tison, directeur des études de ce groupe de réflexion et auteur d’une note sur le sujet publiée mi-janvier. Nous avons identifié un petit creux démographique à partir de 2028 et jusqu’en 2042, dû à la disparition des enfants du baby-boom et l’augmentation du nombre d’actifs. Cela dégagerait environ 1% de PIB par an, sans cotisations supplémentaires, versé dans un nouveau fonds de retraite par capitalisation, qui procéderait à ses premiers décaissements à partir de 2042.» Un scénario fondé sur le maintien des dépenses de retraite à 14,2% du PIB, l’absence de revalorisation exceptionnelle, la mise en œuvre de la réforme Borne et l’intégration du Fonds de réserve pour les retraites (FRR). La nouvelle caisse aurait une gouvernance paritaire associant aussi Bpifrance, la Caisse des dépôts, des banques et des assureurs chargés de gérer ses réserves. Autre think tank partisan d’une couche de capitalisation collective, l’Institut d’études Molinari propose, lui, de consacrer un point supplémentaire de cotisations retraites vers un fonds de pension, et de baisser d’un point les cotisations sociales (CSG…) qui n’ouvrent aucun droit. La gestion de cet étage serait confiée à l’Agirc-Arrco. En l’état du débat public, ces propositions n’ont évidemment aucune chance d’aboutir. Leur objectif est autre: «Nous souhaitons que les offres programmatiques de 2027 pour la prochaine élection présidentielle intègrent l’idée d’une capitalisation collective», explique Erwann Tison. Bon courage au candidat qui osera porter le message.

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