France : les tensions sur l’emploi vont perdurer

Indicateurs avancés et effet retard pointent vers un marché du travail toujours robuste.
Corentin Chappron
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La France est face à un paradoxe : les entreprises font état de difficultés de recrutement alors même que le chômage stagne depuis début 2022. Selon la dernière enquête de la Banque de France, 55 % des entreprises indiquent avoir des problèmes à trouver des salariés, contre 49 % il y a un an. La forte tension sur le marché du travail ne semble pourtant pas intégrer le fort ralentissement de l’activité que promet la Banque centrale européenne (BCE) ni la crise de l’énergie qui demeure un risque important pour l’économie européenne.

Une partie de l’explication tient simplement à la vitesse de création d’emplois. L’activité a rebondi d’autant plus rapidement que l’offre a été contrainte au sortir du confinement, et n’a pas encore servi toute la demande accumulée en 2020. Les recrutements sont en partie effacés par le retour sur les marchés du travail de personnes sous-employées. Ainsi, si la part de personnes au chômage ou dans le halo du chômage – qui désirent un emploi sans vouloir ou pouvoir en chercher un – stagne, la part de personnes sous-employées, qui travaillent à temps partiel mais veulent travailler davantage, diminue fortement. Au troisième trimestre 2022, 16,5 % des participants au marché du travail se trouvent contraints dans leur offre, une part en diminution de 0,3 point sur le trimestre et qui atteint son plus bas niveau depuis qu’elle est mesurée (1990). La progression des offres d’emploi est donc compensée par la part plus importante de personnes en recherche d’emploi.

Par ailleurs, l’économie française est proche du taux de chômage structurel, le taux de chômage plancher d’une économie. « Les difficultés de recrutement apparaissent logiquement à mesure que les entreprises créent des emplois et que le taux de chômage baisse. En France pourtant, ces difficultés apparaissent à des niveaux de chômage plus élevés que pour l’Allemagne, par exemple. La crise de 2008 a détruit beaucoup de capacités de production, menant à des pertes de compétence et moins de salariés formés aux métiers industriels ou de la construction, les plus en tension aujourd’hui », explique Stéphane Colliac, économiste chez BNP Paribas. Le manque de formation et les frictions liées à l’encadrement du marché du travail expliquent ce taux élevé. La demande très forte des entreprises, prêtes à recruter des candidats qui ne correspondent pas tout à fait à leurs attentes, va permettre de descendre un peu sous ce plancher. Mais l’inadéquation entre offre et demande va limiter les futures baisses.

Equilibre

Une telle situation devrait par ailleurs encourager les gains de productivité. Certes, à court terme, celle-ci va diminuer, l’activité ralentissant à mesure que la masse salariée progresse. Toutefois, les difficultés de recrutement sont si importantes que les entreprises devront consentir à des investissements dans la formation et l’appareil productif. Et les démissions permettent une réallocation de l’emploi vers des secteurs plus porteurs ou des entreprises en meilleure santé économique, plus attirantes. Le taux de démission atteint 2,7 % au premier trimestre 2022, au plus haut depuis la crise financière mais en deçà des niveaux qu’il avait touchés juste avant, à 2,9 %, indique la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares). Or 80 % des démissionnaires retrouvent un emploi dans les six mois suivants, ce qui semble confirmer que les salariés se portent vers les entreprises plus attirantes.

Si la situation a de quoi surprendre, elle va pourtant compliquer la tâche de la BCE. « Les salaires sont trop élevés pour permettre un niveau d’inflation consistant avec les objectifs de la banque centrale, explique Xavier Chapard, stratégiste chez LBPAM. Avec une croissance de la productivité à 0,5 %, les salaires devraient plutôt croître de 2,5 % à 3 % pour maintenir une inflation à 2 %. » Ceux-ci atteignent 3,5 % en France. Or « la croissance des salaires se fait avec retard sur les indicateurs économiques : les hausses attendues pour 2023 sont importantes, alors même que l’économie va ralentir et que l’inflation diminuerait », poursuit le stratégiste. Alors même que l’inflation ralentit, les entreprises devront donc consentir à poursuivre les hausses de salaires tant que les difficultés de recrutement persisteront. Les chiffres sont éloquents : la part des salaires dans la valeur ajoutée est passée de 63,8 % en 2019 à 65,5 % au premier trimestre 2022. Sur les secteurs les plus en tension, comme la construction, cette part progresse de 60,4 % à 66,4 % – pour l’hébergement-restauration, cette croissance est encore plus marquée : de 60,8 % à 73,2 %. Les marges peuvent l’absorber.

Ralentissement

En 2021, les entreprises avaient pu répercuter les hausses de coûts liées aux tensions sur l’approvisionnement sur leurs clients, dont la priorité était d’abord d’être livrés. En 2021, les marges dépassaient les 34,2 %, avant de redescendre au deuxième trimestre 2022 à 32,2 %, sous leur niveau de 2019, 33,4 %. Cette baisse est à tempérer par la bonne santé des entreprises, qui se sont désendettées et ont vu leur situation de trésorerie s’améliorer après la crise sanitaire. Au deuxième trimestre, la dette des sociétés non financières représentait 81,6 % du PIB, contre 84,8 % début 2020. Enfin, les carnets de commandes restent au-dessus de leur moyenne
historique – jusqu’à 13 points au-dessus pour le bâtiment et 4 points pour l’industrie –, ce qui fournit une visibilité à court terme pour les entreprises. Et les entreprises anticipent des impacts limités de la crise de l’énergie sur leur activité : 40 % d’entre elles font état d’un impact « faible ou fort ». Les salaires ne sont pas encore contraints par la situation des entreprises. « Le plein impact de la guerre en Ukraine ne s’est pas encore matérialisé. Or l’emploi est un indicateur retardé, remarque Didier Borowski, responsable de la recherche sur les politiques macroéconomiques au sein d’Amundi Institute (lire aussi page 20). Toutefois, le nombre de postes à pourvoir est d’autant plus élevé que la population vieillit : d’ici à 2030, plus de 700.000 postes par an seront à remplacer. Actuellement, la résilience de l’emploi dans un environnement de croissance en baisse signifie que la productivité s’affaiblit, ce qui peut se révéler inflationniste. De ce fait, la BCE pourrait être contrainte de remonter les taux plus fortement que prévu, même en cas de récession. »

Malgré le ralentissement économique qui se dessine, les tensions sur le marché du travail vont donc perdurer, en particulier sur les postes peu attractifs. Ces difficultés de recrutement contribueront même à amortir une baisse de la croissance en limitant une partie des pertes de pouvoir d’achat des ménages. « Les besoins de recrutement des entreprises revêtent un aspect structurel. Les difficultés d’offre restent en effet très supérieures aux difficultés de demande, rappelle Stéphane Colliac. Le pouvoir d’achat est affecté par l’inflation, mais les carnets de commandes demeurent très élevés et les entreprises ont du mal à y répondre. La crise de l’énergie risque d’accentuer ces difficultés de réponse à la demande : les entreprises vont continuer à recruter ou, en cas de ralentissement, limiter les licenciements » – une récession permettrait toutefois de ralentir les hausses de salaires. « Après avoir connu de telles difficultés sur le recrutement, les entreprises vont chercher à garder leurs employés, le nombre de postes vacants retournant progressivement à sa tendance d’avant la crise du Covid, abonde Yvan Mamalet, macroéconomiste senior chez Société Générale CIB. Le marché de l’emploi devrait donc rester résistant en 2023, tandis que les salaires continueraient de progresser. » Résorber complètement les tensions sur les marchés du travail se fera donc avec retard, après que la demande aura décru et que les besoins de recrutement des entreprises auront été pourvues. Une récession prolongée et importante pourrait faire ralentir rapidement les pressions, mais le scénario n’est pas celui favorisé par les économistes.

Charge à la BCE de résoudre l’équation compliquée d’un ralentissement de la zone euro adossée à un marché de l’emploi robuste. La persistance des pressions inflationnistes à travers les salaires et l’effet amortisseur des besoins en recrutement pourraient obliger l’institution à durcir sa politique monétaire plus fortement qu’anticipé.

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