
La comptabilité extrafinancière face à la question du sens de l’ESG

Chouchou du secteur financier ces dernières années, l’analyse extrafinancière est aujourd’hui à la croisée des chemins. Les couacs impliquant l’ESG s’accumulent, les menaces de procès judiciaires pour greenwashing hantent les sociétés de gestion, et les institutionnels se retrouvent parfois brocardés par la presse nationale (telle Libération le 19 août). Face au spectacle angoissant d’un changement climatique qui s’accélère, le doute gagne une partie de l’industrie financière.
La société de conseil EY a essayé d’apporter des premiers conseils dans une étude publiée mi-juillet. Selon elle, la question centrale est celle des données. Elles doivent être plus fiables, plus utiles, plus transparentes, et comparables. En résumé, les normalisateurs doivent se dépêcher de graver dans le marbre un cadre comptable unique pour valoriser tout un tas d’événements de la vie des entreprises qui ne sont pas mesurés en unité monétaire, au risque de perdre définitivement la confiance du public.
La construction de normes extrafinancières suit actuellement deux chemins opposés: celui du Groupe consultatif européen sur l’information financière (EFRAG) pour la Commission européenne, et celui de l’International Sustainability Standards Board (ISSB) pour l’IFRS Foundation. Le premier met l’accent sur la double-matérialité, c’est-à-dire la prise en compte concomitante du changement climatique sur les performances financières d’une entreprise et les effets négatifs que celle-ci engendre sur l’environnement, tandis que le second se limite à la matérialité simple, celle de la plus ou moins-value financière résultant du changement climatique.
Pourtant, avec la prise de conscience générale des enjeux climatiques et sociaux, la perte de confiance dans l’industrie financière pourrait venir de ces choix comptables. Des choix éminemment politiques. «La comptabilité est souvent présentée comme un outil neutre, mais elle véhicule des valeurs, des choix de société. Les façons de faire comptabilité amènent à penser le monde d’une certaine façon, selon des choix politiques qui ont été déterminés en amont», explique Alexandre Rambaud, codirecteur de la chaire Comptabilité écologique (AgroParisTech, Paris-Dauphine, l’Université de Reims, et l’Institut Louis Bachelier). Ce qui est mesuré devient visible, et son existence, légitimée par un cadre institutionnel, coule alors de source.
Un goodwill nommé ESG
Les données environnementales et sociales sont, aujourd’hui, logées en-dehors du bilan financier des entreprises, et sont qualifiées logiquement d’ «extrafinancières». L’accumulation de ces informations par les investisseurs semble a priori une bonne chose. L’introduction de l’ESG peut être vue comme un pas en avant vers l’efficience des marchés, une extension de l’analyse financière traditionnelle plus court-termiste. «Notre méthode d’analyse ESG nous permet de détecter, de manière qualitative, des risques et des opportunités. De là, je vais voir quels critères financiers, comme la croissance ou la solvabilité, vont être impactés par ces facteurs ESG», témoigne Marie-Pierre Peillon, directrice de la recherche et de la stratégie ESG chez Groupama Asset Management.
Mais ce style d’investissement semble davantage être utile pour parier sur les futurs survivants du réchauffement climatique, que ce soit en raison d’évolutions réglementaires, de modifications des goûts des consommateurs, ou encore des impératifs physiques. Cette anticipation de la valeur future tirée d’une amélioration concurrentielle à venir d’une entreprise devrait dès lors se loger dans le goodwill. Il s’agit d’une notion comptable mesurant la survaleur extraite d’une position stratégique avantageuse, non perceptible dans la valeur de l’actif net du bilan d’une société, mais prise en compte par les investisseurs dans le prix qu’ils sont prêts à payer. «Une partie des informations qui peuvent expliquer le poids d’intangibles sur la valorisation », reconnaît Marie-Pierre Peillon.
La matérialité simple semble favoriser uniquement les actionnaires, grâce à une amélioration par le haut de l’actif bilanciel. Dans ce cadre, le climat et le social sont considérés comme des outils de production, et leur conservation n’entre pas dans le calcul des acteurs économiques. La double matérialité, pour sa part, pourrait aider à mieux comprendre les externalités négatives des entreprises. Mais la distinction entre données financières et extrafinancières risque de reléguer ces dernières dans le monde de l'éthique et du risque politique.
Valoriser financièrement la double matérialité
Pour certains, il faut donc pousser la logique bien plus loin si l’on veut protéger correctement le climat. L’objectif devrait être de le conserver, et cela passe étonnement par une inversion des valeurs comptables. «Il faut considérer la nature comme un ensemble d’avances qu’il faut rembourser comme des dettes. Il ne faut donc pas structurer les actifs mais les passifs. Il s’agit d’organiser les flux monétaires pour permettre la préservation réelle des écosystèmes. La comptabilité joue le rôle de fléchage du financement articulé autour de bases scientifiques », estime Alexandre Rambaud. Le chercheur, qui a développé il y a quelques années une méthode comptable intégréebaptisée CARE, estime qu’il faut déplacer les éléments environnementaux et sociaux au passif des entreprises, afin de forcer leur conservation. «Ces dettes sont évaluées au coût de préservation. Par exemple, dans l’agriculture, nous avons recours à la notion de maintien du bon état écologique », détaille l’universitaire.
Il s’agit là d’un retour aux sources de la comptabilité en coûts historiques, qu’a longtemps défendu la France face aux normes IFRS, et notamment son concept de juste valeur. «Dans ce cadre, le capital est une avance qui constitue une dette, contrairement aux théories plus récentes, où il correspond à l’ensemble des choses productives», relate M. Rambaud. Son modèle a le mérite d’étendre le champ d’analyse du processus de production, et d’aider les investisseurs à percevoir une chaîne de causalités allant au-delà des valeurs marchandes traditionnellement comptabilisées au niveau microéconomique. Ces données pourraient être reflétées dans un prix de marché, qui prendrait compte des frais que les entreprises devront supporter pour conserver l’intégrité de la nature et de l’Homme.
Les éléments à prendre en compte restent sujets à débat. Aucune entreprise n’a aujourd’hui à payer pour restaurer le bon état écologique d’un champ surexploité. Seule une volonté politique pourrait introduire de nouvelles contraintes financières et fiscales. Le modèle CARE reste uniquement théorique, mais apporte une pierre aux réflexions des décideurs. Le choix des entrées comptables, leurs définitions, et leurs méthodes de valorisation, relèvent au final de décisions politiques.
Redéfinir le rôle de l’économie grâce à la comptabilité
Toutefois, cette proposition semble éloignée des débats entre décideurs. Le bras de fer entre le camp de la matérialité simple et celui de la double commence à tourner à l’avantage du premier. Avec une simple lettre d’intention publiée en mars 2022, l’ISSB a déjà reçu des soutiens de poids, ce jusqu’en Europe. Le fonds souverain norvégien, le principal investisseur mondial dont le tas d’or est issu de l’exploitation du pétrole, a ainsi salué le choix de l’association américaine de «se concentrer sur les informations pertinentes pour les investisseurs lorsqu’ils évaluent la valeur de l’entreprise». L’EFRAG, qui a effectué un travail titanesque, recueille, lui, des critiques de son propre camp. L’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) s’est ainsi dit favorable à un «alignement plus poussé des normes comptables extra-financières européennes et internationales», c’est-à-dire avec ceux de l’ISSB, craignant probablement un manque de compétitivité du cadre européen si les marchés mondiaux venaient à choisir la solution de facilité.
Faisant face à des enjeux de très long terme, les gérants d’actifs vont pourtant rapidement être forcés de repenser leur rapport au temps, aux processus de productions, au vivant, à la connaissance scientifique, et peut-être aux objectifs de l’économie. «Il ne faut pas séparer la finance de la question écologique. Elle doit s’organiser de manière structurée autour de la science », insiste d’ailleurs M. Rambaud. Les scientifiques s’avèrent d’ailleurs très critiques à l’égard du rôle de la pensée économique dans la gestion de l’urgence environnementale. La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques a ainsi vertement critiqué, dans son dernier rapport en date de juillet 2022, la vision marchande de la nature portée par les décideurs économiques et politiques. Pour lui, cette approche intellectuelle ne permet pas d’observer efficacement l’impact de leurs décisions sur la dégradation de la biodiversité.
Il paraît dès lors difficile de soutenir l’existence parallèle d’une comptabilité pour les investisseurs, qui ferait fi des conséquences négatives non-valorisables, et d’une comptabilité écologique pour les citoyens, les scientifiques, et les décideurs politiques. Cet outil peut au contraire devenir un langage commun à tous pour discuter des choix d’allocation du capital afin que l’investissement contribue au bénéfice ultime de la société. Dans ce combat déjà bien entamé, son modèle semble à première vue avoir peu d’influence. Le chercheur avance pourtant ses pions sur la Place parisienne. Membre de la commission Climat et finance durable de l’Autorité des Marchés Financiers, il a su conquérir quelques acteurs de premier plan, comme l’Ircantec chez les investisseurs institutionnels, ou Danone chez les entreprises. Il souligne également avoir reçu des marques d’intérêt d’acteurs étrangers, et que son système comptable fait l’objet d’une dizaine de thèses. Ne manque plus qu'à conquérir le public, et les politiques de tous bords.
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